Coffret Douglas Sirk

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Le maître incontesté du mélodrame revient en quelques perles de DVD.

Edition Carlotta – Décembre 2007

A partir de son entrée à Universal Studio en 1951, Douglas Sirk réalise de nombreux mélodrames, genre qu’il renouvelle brillamment, même lorsqu’il s’agit de tourner des remakes de films des années 1930.

Le Secret Magnifique (Magnificent Obsession, 1954) et Mirage de la vie ( Imitation of life, 1959) font partie de ces remakes. Si Douglas Sirk reprend les scénarios originaux et leurs sujets stéréotypés (bien que le cinéaste introduise le théâtre notamment, dans Mirage de la vie), et s’il fait tourner des acteurs au registre limité (Rock Hudson, Lana Turner et Jane Wyman), ses films sont pourtant les témoins d’une évolution du genre remarquable : la couleur d’abord, souvent baroque, qui offre des images d’une rare splendeur ; et un traitement ironique, devenu marque de fabrique du réalisateur.

Sirk fait partie de ces quelques artistes à s’être servis du genre du mélodrame, d’abord et avant tout un genre populaire. Il reste fidèle aux caractéristiques majeures de l’exercice, c’est-à-dire une intrigue semée de nombreuses péripéties, qu’elles soient du ressort de la catastrophe ou de la providence, et des destins souvent hors du commun. Ce sont d’abord les thématiques qui font du Secret Magnifique, de Mirage de la vie et de Tout ce que le ciel permet quelques-uns des plus beaux mélodrames hollywoodiens, les modèles parfaits d’un genre en désuétude aujourd’hui, à l’exception des plus récents Out of Africa et Titanic. Le style en lui-même, d’un romantisme flamboyant, parfois excessif selon certains, et dont la grandiloquence ne peut que rappeler celle de l’opéra, n’occupe, pour Mirage de la vie et Le secret magnifique, qu’un statut secondaire.

Le secret magnifique est avant tout un film de studio qui se situe clairement dans une logique commerciale : Jane Wyman est déjà une star, Universal Studio veut lancer Rock Hudson. Récit d’une forme de « rédemption » d’un jeune homme riche et futile, Bob Merrick, qui cause, par son inconscience, la mort d’un chirurgien aimé de ses patients et respecté par ses pairs, Dwayne Phillips, le film rencontre à sa sortie un immense succès commercial et populaire. Bob Merrick semble, à mesure que l’intrigue progresse, mûrir davantage, d’abord par la prise de conscience de la mort qu’il a provoquée, puis de la douleur d’Helen Phillips, la veuve du chirurgien. C’est parce qu’il est séduit par cette femme qu’il décide de se racheter, d’être autre à ses yeux. Et, lorsque son impatience puérile provoque une autre catastrophe, la cécité d’Helen, Bob perd subitement sa maladresse, son énergie démesurée. Dès lors, il a la carrure des grands acteurs impassibles, presque immobiles, du cinéma américain (Cary Grant, Humphrey Bogart…). Helen aveugle, il lui fait une cour toute différente, et elle s’attache rapidement à la présence désormais rassurante de celui qui a brisé deux fois sa vie, déjà. Devenu chirurgien, il apprend la générosité humble et sauve la vie d’Helen.

Le secret magnifique s’inscrit ainsi parfaitement dans la lignée des grands mélodrames hollywoodiens, de ces tragédies où les personnages sont des surhommes maléfiques ou providentiels. Leur chemin est celui qui mène à la bonté, à la perfection, au « bigger than life »…

Car, à l’instar de Mirage de la vie notamment, Le secret magnifique trahit clairement la volonté du cinéaste de souligner les questions sociales et politiques abordées par le scénario original. Si le mélodrame de manière générale est souvent un moyen de dramatiser certaines problématiques sociétales, un instrument de protestation, Sirk s’approprie à merveille cette volonté d’ancrage dans les réalités politiques et sociales américaines en établissant au sein de ses films une véritable « rhétorique du style », au service d’une forme de conscience sociale aigue.

Cette rhétorique du style (n’oublions pas que le public auquel s’adressent les mélodrames produits par les grands studios hollywoodiens d’alors est essentiellement féminin ; Mirage de la vie met ainsi en scène, avec de grandes stars telles que Lana Turner, des personnages féminins en souffrance) est particulièrement présente dans Mirage de la vie.

Dernier film tourné par Sirk au sein de ce coffret, Mirage de la vie, remake d’un film de John Stahl (Images de la vie, 1934, avec Clodette Colbert), met en scène une jeune veuve, Lora Meredith, désireuse de devenir comédienne. Elle se lie d’amitié avec Annie Johnson, une femme noire dont la fille, Sarah Jane, est blanche. Les deux femmes vivent ensemble, Annie Johnson échangeant le gîte et le couvert contre les tâches ménagères qu’elle effectuera et la prise en charge, la journée, de la fillette de Lora, Susie. À force de volonté et grâce à son talent, Lora réussit à devenir célèbre et, en même temps que le succès, connaît l’amour, avec son metteur en scène. Ce n’est que plus tard qu’elle s’aperçoit de la vanité du cette réussite professionnelle, qu’elle comprend la nécessité d’arrêter le théâtre et d’épouser l’ami de toujours, le photographe publicitaire Steve Archer. Ce n’est que trop tard que Sarah Jane comprend qu’en refusant d’accepter son identité « noire », elle a tué sa propre mère.

La rhétorique du style de Sirk se traduit par une surcharge stylistique ( des décors et costumes somptueux, une musique qu’on pourrait qualifier de pompeuse, tant elle donne d’importance aux accents lancinants des violons, aux tonalités mineures), une caméra souvent au plus proche des visages, à tel point qu’on peut deviner le grain de peau des comédiens, ou de larges plans d’ensemble, très composés et souvent statiques.

En effet, le cinéma de Sirk est peu mouvant. Car l’important, dans l’œuvre du cinéaste, n’est évidemment pas dans ces intrigues pétries de stéréotypes conformes aux vues bien-pensantes d’une certaine Amérique pourtant libérale, mais dans ce que nombreux ont nommé, plus tard, « l’ironie de Sirk », une forme de second degré, présent dans une mise en scène qui dénote le scénario, en quelque sorte. Il ne s’agit pas pour le cinéaste de se rire des personnages et de leur destin, mais de souligner l’immense ironie justement de ce dernier, de se moquer d’un matériau originel (les films dont Sirk réalise le remake, les scénarios), peu aptes à surmonter un propos consensuel et par trop pédagogique. Tout cet ensemble audiovisuel, ces angles, cette prise de vue extrêmement parlante (la fin de Mirage de la vie est à ce sujet tout à fait symptomatique : en même temps que le spectateur voit, à travers ce qui semblent être les vitres d’un magasin de jouet – la vanité, l’enterrement d’Annie et la pompe d’un cortège funèbre bouleversé par les larmes bruyantes de Sarah Jane, combles du dénouement tragique, Douglas Sirk signe la mort d’un genre qui trouve dans cette scène son achèvement autant formel que scénaristique), composent une dénonciation sous-jacente du propos officiel.

Les vitres, jeux de miroirs (Sarah Jane s’adressant à sa mère dans le cabaret, les diamants du générique de Mirage de la vie, le très célèbre reflet du visage de Cary Scott dans la télévision de Tout ce que le ciel permet) et vitres sont la traduction stylistique de la vanité, de la trompeuse apparence qui constitue l’immanence même de la vie selon Sirk. Les films de Douglas Sirk sont la retranscription dans un langage cinématographique de la caverne de Platon, des illusions que provoque l’image chez le spectateur. L’hypocrisie de l’image, de l’apparence, le trompe-l’œil que constituent la réussite sociale et l’argent : voilà sans aucun doute l’essence même du cinéma de Douglas Sirk. Ce qui se lit dans sa mise en scène.

Tout ce que le ciel permet (1955) est à ce titre particulièrement révélateur de la dénonciation de l’hypocrisie des relations sociales et de la culture bien-pensante que cherche à opérer Sirk. Dans une petite ville de province, en Nouvelle-Angleterre, une jeune et jolie veuve, Cary Scott, et son jardinier, Ron Kirby, tombés amoureux l’un de l’autre, doivent en effet subir les médisances et le rejet affiché des enfants de Cary Scott et des voisins. Le scénario de Tout ce que le ciel permet est loin de proposer les rebondissements mélodramatiques de Mirage de la vie ou du Secret Magnifique, et le film, sans doute le projet le plus personnel du cinéaste depuis son entrée à Universal Studio, est en quelque sorte aux antipodes des deux autres. Il offre la vision personnelle de l’Amérique selon Sirk, des souffrances sociales et humaines qui la rongent, et construit son intrigue autour, cette fois, de personnages ordinaires, de modèles du « common man ». Tout ce que le ciel permet met en scène la philosophie à la fois individualiste et communautariste des Etats-Unis. Comme en témoigne l’hommage rendu par le cinéaste Todd Haynes il y a peu, avec Loin du Paradis (Far from heaven) , hommage plus cérébral et esthétique que relevant d’une véritable empathie pour les personnages et leur histoire, Tout ce que le ciel permet trahit la volonté de Sirk d’accorder mise en scène et scénario. Le style, la forme ne dénoncent désormais plus l’intrigue : les deux sont en parfaite symbiose. Magnifique portrait d’une Amérique hantée par ses valeurs, et de ceux qui réussissent à s’en échapper, le film offre une somptueuse photo, des images sans cesse tourmentées par la musique de Chopin, le romantisme des mélodrames de Sirk trouvant ici une forme d’accomplissement ultime. Tout ce que le ciel permet fait partie de ces chefs d’œuvre absolus de séduction, ces films devant lesquels il est strictement impossible de résister. Fassbinder le savait, son Tout les autres s’appellent Ali l’avoue humblement. Alors que la critique n’a jamais rendu hommage au maître du mélodrame hollywoodien de son vivant, aujourd’hui, ce film semble bel et bien être devenu une référence sublime.

Et le reflet de Cary désespérée, amère désormais, dans la télé que lui offrent ses enfants, ceux qui l’ont privée d’un mariage avec Ron, être un plan d’une émotion sans équivalent aucun dans l’histoire du cinéma…



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