Céline et Julie vont en bateau, Jacques Rivette met le spectateur dans leur « bateau » qui tout à la fois enchante et déconcerte. Pour lui donner une boussole je ne pourrais sûrement pas faire mieux que Eduardo de Gregorio, co-scénariste du film : « Julie est une bibliothécaire à la vie rangée, sans histoire ni surprise. Céline, une sorte de Lapin Blanc, personnage magique, qui laisse tomber trois objets devant Julie assise sur un banc de square et l’entraîne, telle Alice, dans un monde d’aventures. Car Céline est aussi mythomane. Elle raconte n’importe quoi pourvu que ce soit drôle et exalte son imagination sur sa vie passée, sur les voyages qu’elle n’a pas faits … des histoires qui baignent dans une atmosphère de luxe et de suspense…
Et il se trouve tout à coup, étonnamment qu’une de ses histoires fasse réagir Julie, la fasse rêver à une situation identique … Cette maison riche et isolée dont parle Céline, cet homme veuf avec un enfant de huit ans, ces deux femmes mystérieuses, l’une brune et l’autre blonde, ces rapports troublants, pourraient-ils être les mêmes qu’elle, Julie, croit connaître? » (Cahier de la Quinzaine des Réalisateurs). Rien à ajouter, à ceci près que Julie ne m’a pas paru si « rangée » (peut-être que, quand débute le film elle cesse de l’être) et que, dans la grande maison, on oublie, pour aller vite, une troisième femme : la nurse silencieuse et inquiétante vouée à cette enfant de huit ans, Madeline, autour de laquelle – comme d’un enfant-Jésus – cet univers de la seconde histoire fait semblant de tourner. Il serait difficile de dire plus en si peu de mots. Et surtout de suggérer plus : la joie de conter chez Jacques Rivette, la joie de jouer chez Juliet Berto et Dominique Labourier (Quel merveilleux prix d’interprétation si le film n’avait pas été refusé au festival), toute l’allégresse qui emporte le film dans sa première heure – la course-poursuite des deux filles dans un Paris traité avec amour, les « bateaux » de Céline sur le roi des Négrilles qui, en Bengale, lui a fait cadeau d’une peau de tigre à la grande colère de Doba la géante, sa femme, la substitution de Céline à Julie pour rencontrer un grand nigaud d’ami d’enfance, qui « reconnaît » la peau douce de Julie et s’extasie qu’elle n’ait pas changé, la facétie dans les propos, la loufoquerie dans les situations, la gentille folie des personnages.
Ainsi nous sommes mis dans le bateau derrière ces entraîneuses-à-l’imaginaire. Mais de ce qui se passe « dans le bateau », dans ce monde imaginaire, Eduardo de Gregorio parle peu, laisse croire à un suspense alors qu’en fait c’est ce qui, dans le film, nous déroute (mais la fonction de l’imaginaire n’est-elle pas de « dérouter »). Julie et Céline successivement et séparément ont pénétré dans la fameuse maison, elfes en sont rentrées épuisées, s’écrasant sur la banquette d’un taxi, apparemment vaincues. Maintenant elles sucent des bonbons magiques et l’histoire passée, fanée, de la maison leur est jetée et nous est jetée comme on jetterait des dés – ou plutôt comme on jetterait les pièces d’un « taquin », indéfiniment, jusqu’à ce que les chiffres soient à peu près dans l’ordre. C’est seulement après dix ou quinze répétitions de chaque même scène que le récit s’articule et que nous commençons à comprendre. Céline et Julie sont assises côté à côte comme des enfants pas sages, mais comme des enfants (et de fait elles paraissent toute rajeunies). Elles commentent l’histoire (qu’elles se projettent et nous partagent) en termes drus de bonnes vivantes peu respectueuses des fantômes; à certains moments même (et, de la part de l’auteur, c’est une acrobatique maîtrise dans l’ironie) elles expriment notre propre irritation de spectateur : « Mais c’est toujours la même chose », « Mais on ne voit pas comment ça va finir ».
Tout se passe comme si elles étaient au cinéma, et pourtant elles ne sont pas au cinéma. Jacques Rivette, en le modifiant un peu, aurait pu intituler son film : « Céline et Julie se font du cinéma » et prendre le cheminement du « film dans le film », il est possible qu’il y ait pensé. Mais – outre que c’est maintenant un poncif bien usagé – il est probable que ça n’aurait pas fonctionné parce que c’était introduire une machine dans la magie de l’imagination et du souvenir. Les deux à la fois, reliés par une étrange télépathie : car ce qui est pure fabulation chez Céline, paraît être chez Julie la lente reconstitution de souvenirs engloutis. L’écriture très sophistiquée de cette partie du film ne peut se justifier que si elle obéit aux nécessités du sujet, si elle est, non pas exercice de style de Jacques Rivette, mais traduction de la démarche j’esprit de Céline et Julie. Je ne l’ai pas cru d’abord. Mais, à la réflexion et après seconde vision, il me semble que ce film (si on voulait le faire) n’était pas faisable d’une autre manière : histoire du veuf, de l’enfant et des trois femmes est inintéressante et donnée comme telle ; c’est sa découverte par Céline et Julie qui seule importe et c’est cette découverte que le mode de récit choisi permet de suivre pas à pas.
Et puis… dans l’admirable troisième « temps » du film tous les éléments se rassemblent et on comprend qu’aucun n’était gratuit. Vers cette vieille maison, où jusque là elles étaient venues séparées, d’où elles avaient été repoussées sans aucune réponse, semble-t-il, à leurs questions, les deux filles s’avancent ensemble d’un pas conquérant, elles rencontrent cette fois les fantômes, se mêlent à eux, se substituent à l’un d’eux : la nurse. On s’avise alors (Je n’y avais pas pris garde tant est poussée à la perfection la composition du rôle) que tout au long du film, tantôt Juliet Berto, tantôt Dominique Labourier ont joué ce rôle de la nurse, pour faire sentir sans doute à quel point Céline et Julie s’identifiaient à elle dans l’imaginaire. Cette fois elles sont « elles-mêmes » et leur réalité fait irruption dans l’imaginaire, cette fois elles jouent le rôle faux, volontairement, elles mêlent à la danse compassée du veuf et des deux dames leur sarabande de sauvageonne. Et de fantômes les autres semblent devenir cadavres : leur visage progressivement vire au vert. Elles partent en arrachant à la maison la petite Madeline. Et il faut entendre de quel ton de défi elles clament maintenant ce qui était la formule conventionnelle, professionnelle de la nurse : « Laissez cet enfant en repos »… Et le lendemain matin, dans l’appartement de Julie, nous les voyons « retombant de la lune » comme elles disent le derrière sur cette malle où sont enfermés la photo de la maison, les souvenirs et les fétiches ; pendant ce temps, la petite Madeline, dans la salle de bain, réclame son petit-déjeuner : irruption cette fois de l’imaginaire dans le réel, mais d’un imaginaire désormais maîtrisé.
Ce jeu assez prodigieux avec les « vases communicants » du réel, de l’imaginaire et du souvenir, place le film dans le droit fil, dans la définition même du surréalisme : c’est peut-être, sans le proclamer et sans en avoir l’air, le film le plus authentiquement surréaliste qui ait jamais été fait. Dans le droit fil du surréalisme aussi peut-être cette manière de sauver l’enfance, et le défi au vieux monde : la vieille maison et ses fantômes, les vieilles manières de vivre, les vieilles formes de littérature sur lesquelles se calque l’histoire du veuf et des deux dames, la vieille fausse sagesse malade à laquelle Céline et Julie opposent leur folie et leur santé. « Laissez en repos cet enfant » : la magie et la raison alliées dissipent les monstres.