Blast of Silence (Allen Baron, 1961)

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Un pur morceau d’anthologie cinématographique qui ressort en version restaurée numérisée.

N’était sa sortie subreptice en salle en 2006 prolongée par une édition DVD « collector » en 2007, Blast of silence serait resté un OCNI, un objet cinématographique non identifié. Qu’on ne s’y trompe pas pour autant: il s’agit d’un pur morceau d’anthologie cinématographique qui ressort en version restaurée numérisée.

L’argument de ce thriller haletant s’inspire librement des commandites de meurtres de l’organisation criminelle « Murder Incorporated ». A l’entame des années 40, le syndicat du crime, sous la coupe de Lucky Luciano, avait échafaudé un système machiavélique autant que florissant qui consistait à missionner des tueurs « freelance » chargés d’éliminer en sous-main et selon une justice expéditive infaillible les chefs mafieux suspectés de fautes ou jugés trop encombrants par l’organisation. Aucun mobile ne reliait le meurtrier contractuel à sa victime.

Allen Baron dans son livre intitulé Blast of silence : A memoir (2013) ravive les braises encore fumantes de ses réminiscences. Alors gosse de Brooklyn, il se remémore avoir lavé à l’occasion les voitures des caïds de la pègre de la yiddish connection tels Lepke Buchalter, bras droit de Luciano et implacable ordonnateur de « contrats » aux exécuteurs des basses œuvres ; seul gangster notoire à avoir été électrocuté.

Avec une âpreté dans la noirceur du traitement confinant à la sécheresse d’un documentaire, Blast of silence reconstruit l’itinéraire meurtrier de l’un de ces tueurs anonymes fictionnel, Frankie Bono (Allen Baron), embauché pour éliminer Troiano, un rouage intermédiaire de l’organisation. Maudit comme son personnage central, le film connut un destin contrarié qui le condamna à un purgatoire forcé.
 

De Brooklyn à Hollywood : le tribut à payer pour les dures années d’apprentissage

La genèse chaotique de ce film noir inclassable vient à la fois consacrer et réhabiliter la carrière surtout télévisuelle d’un réalisateur-scénariste-producteur Abraham (Abie) Baron dit « Allen Baron » entré par la petite porte de l’usine à rêves hollywoodienne en 1965, à l’âge de 37ans.

Rejeton tôt émancipé d’une famille juive pauvrissime originaire d’Europe de l’est installée à Brooklyn, Allen Baron naît en 1927 dans le quartier est défavorisé de cet arrondissement de New York où se côtoient dans le même creuset Irlandais de la première vague d’immigration, Juifs et Italo-Américains. Baron est rétrospectivement un enfant de la seconde génération de la grande dépression de 1929. Sa stature bien découplée lui vaut l’interjection de « Macaroni de Brooklyn » par les recrues de La Navy dont il fait partie durant ses deux années d’enrôlement en 1942. Son adolescence tumultueuse participe de sa persévérance au quotidien face aux préjugés raciaux et à l’antisémitisme ambiant.

Son destin désordonné et rocambolesque de gamin de Brooklyn rappelle en filigrane celui d’un Jules Dassin dont la carrière tout en contrastes fut consacrée par sa vision semi-documentaire novatrice et le néo-réalisme rugueux de ses films noirs. Mû par un instinct naturel de survie, Baron, quant à lui, se révèle être un baroudeur chaplinesque dans l’âme qui fraye avec toutes sortes de milieux comme un poisson dans un vivier. Adulte avant d’avoir jamais eu l’âge d’en être un, il est un jour bookmaker, un autre acteur ; ce qui était chose courante à l’époque où les vocations se faisaient aussi vite qu’elles se défaisaient.

Ce côté touche à tout et cette faculté d’adaptation lui confèrent une autorité naturelle et c’est en contrebandier d’images qu’il semble opérer comme dans une semi- clandestinité. Elevé à la dure école du système D où il lui faut grapiller deci-delà pour faire un dollar, il se considère comme un « gosse de Harlem » et sa sensibilité de juif new-yorkais, sa claire-voyance lucide sur lui-même et son identification de New Yorker font qu’il a toujours été enclin à croire à son étoile et non au mirage du star-system hollywoodien. Pour s’attirer les bonnes grâces d’un décideur de la Universal, Baron ne va-t-il pas jusqu’à tourner le trailer de Blast of silence à partir du métrage disponible où Frankie Bono pris entre les tirs croisés de ses exécuteurs, finit sa carrière dans les eaux froides de la lagune.

Au cours de ses années d’apprentissage, Baron passe dans un même enjambement du statut d’adolescent en quête d’identité à celui de vétéran de la seconde guerre mondiale atteignant sa dix neuvième année après avoir terminé son temps à la Navy : un passage obligé par incorporation qui l’ancre dans son auto-détermination au lieu de le laisser désarmé.

Désormais, l’horizon des possibles lui est ouvert et l’impétueux Allen Baron n’entend pas céder aux sirènes financières hollywoodiennes sans avoir fait ses premières armes de cinéaste au préalable. N’écoutant que son instinct, il s’initie d’abord en autodidacte au dessin de retour de sa conscription et devient cartoonist sur le tas en prenant quelques cours dans une école d’art. Il est dans le même temps taxi dans les rues de Manhattan comme le Travis de Taxi driver (1976). Martin Scorcese paiera son tribut à Allen Baron pour la qualité intrinsèque de son film. Une scène en particulier où Frankie Bono fourbit méticuleusement un 38mm, les balles et le silencieux qui doivent servir à liquider la cible Troiano est dupliquée dans Taxi driver lorsque Travis prépare sa tuerie de masse retranché dans son appartement.

Baron, par un concours de circonstance concordant comme la vie en réserve au moment où l’on s’y attend le moins, découvre les plages idylliques californiennes et ses palmeraies à mille lieues du vacarme et de la grisaille new-yorkais. Ses pérégrinations le conduisent à croiser Betty Grable et Greta Garbo, à franchir le frontispice en lettres d’or des studios de la Paramount, à apercevoir Fred Astaire achetant un journal sur Ventura boulevard au lieu dit de Sherman Oaks et Clarck Gable tirant sur son havane dans sa jaguar arrêtée à un feu de circulation.

Aujourd’hui, le saint-graal consisterait à décrocher un CDI à temps complet. A l’époque, il ne faut surtout pas raison garder et bien plutôt mettre ses rêves à l’épreuve de son courage. Galvanisé par les revers de l’existence qui le retrouve inexorablement à la case départ d’un jeu de l’oie perpétuel et dans une stratégie de contournement, Baron décide de soumettre à la Universal ce projet qu’il porte en lui tel son enfant chéri et qui s’est nourri de ses expériences dans le but d’ y trouver un soutien financier qui lui fait cruellement défaut. Il sait qu’il joue son va-tout.

Auparavant et comme une pure formalité, il s’initie à l’apprentissage du métier d’acteur en prenant des cours selon la méthode Stanislavki et celle de l’Actors studio. Il enchaîne les rencontres de hasard qui le conduisent à Cuba à peine six mois après le putsch révolutionnaire de Fidel Castro en 1959 déboulonnant le dictateur Batista. Lui qui n’a seulement pas vu de près ou de loin le moindre script ou la plus petite caméra de cinéma se retrouve propulsé du jour au lendemain assistant-réalisateur sur le tournage homérique de « Cuban Rebel Girls » réalisé avec en vedette Errol Flynn alors très impliqué dans la cause du peuple cubain pour son ultime apparition à l’ écran avant sa mort le 14 Octobre 1959. Constamment encadré par les guérilleros cubains barbus,le tournage calamiteux les utilisent comme figurants alors que Barry Mahon fait ses débuts lors de son premier long métrage et se révèle tout aussi inexpérimenté que Baron.
 

Macadam tueur dans un New York transi

L’expérience cubaine à peine digérée, Allen Baron récupère la caméra Arriflex 35mm laissé en catimini à la Havane puis s’attelle à son projet. Il choisit de rester dans le sillage de la trajectoire et des déambulations erratiques de Baby Boy Frankie Bono, tueur à gages suintant la haine pour ne pas le quitter d’une roue de dolly.

Quand il ne tue pas pour de vrai, il tue le temps. Dans ces mêmes quartiers new-yorkais arpentés par Baron dans sa jeunesse, la « big apple » nous apparaît alors crûment, blafarde et sans fards comme un jour d’hiver se levant sur du granit.

New York et son manteau de grisaille devient le théâtre d’opération idéal pour un exécuteur impavide et apparemment dénué de la moindre parcelle d’émotion dans sa traque impitoyable d’une cible mafieuse de seconde zone. Baron filme le plus souvent à hauteur du macadam au gré d’impressions visuelles cueillies dans une brume ouatée comme un linceul recouvrant insensiblement la ville et dans la torpeur réfrigérante de Noël au milieu d’une foule hétéroclite.

Les vitrines décorées de lampions contrastent avec la haine farouche et obtuse qui habite ce « hitman » solitaire happé par le décor urbain et comme mû par une irrésistible détermination.

Noir dans son registre, le film reflète en son entier,par le recours à un noir et blanc granuleux ,les bouleversements socio-culturels de la décade des années 60. New York et son grouillement incessant est la toile de fond où viennent s’impressionner les images fugaces d’une population hybride et multiculturelle.

Au détour de longs plans-séquences filmés en travellings latéraux qui « lui collent littéralement aux semelles » dans sa traversée d’un New York tour à tour diurne et nocturne où Baron/Bono apparaît et disparaît confusément ; noyé dans une file de badauds quasi ininterrompue, s’interpose le quartier de Harlem ségrégué qui croise le cheminement sans but apparent de Frankie Bono. Comme Jean-LucnGodard dans A bout de souffle (1960), Baron filme à la sauvette enfreignant les interdits et la tension est perceptible sur sa performance d’acteur-réalisateur qui semble constamment sur le qui-vive.

Le style et l’esthétique affirmées qu’insuffle Allen Baron dans cette irrémédiable fuite en avant d’un loup solitaire vers son funeste destin s’affranchit aisément des contraintes liées à la maîtrise technique d’une caméra Arriflex 35 mm. Baron semble en phase avec la mouvance du film indépendant initié par John Cassavetes dans l’emblématique Shadows (1959) et dont New York est l’épicentre.

A l’exemple de Cassavetes dans ce film d’apprentissage qui fait coïncider improvisation théâtrale et improvisation de jazz, Allen Baron met en scène loin des canons hollywoodiens du genre. Comme les poètes écrivent d’un seul jet ou les peintres jettent sur la toile la palette de leurs impressions, il s’affranchit des contraintes commerciales imposées par les studios et trouve le défaut de la cuirasse de son personnage sans aspérités en composant avec le thème sous-jacent de la répression sexuelle dans la mixité raciale omniprésent dans Shadows.
 

Une voix off agissante et sardoniquement prophétique

Toutefois, l’extrême scénarisation du commentaire off, à contrario, crée un simulacre documentaire à l’image où la narration râpeuse et narquoise de la voix off post-synchronisée vient démentir la réalité des extérieurs tout en apostrophant le héros nihiliste Frankie Bono. La rumination en off du tueur compulsif a ceci de particulier qu’elle constitue la voix intérieure de sa conscience qui l’interpelle à la seconde personne du singulier et devient par moments injonctive ou carrément menaçante ; voire sardoniquement prophétique.Cette forte caractérisation de la voix off insuffle une charge dramatique à l’action et supplée la désincarnation du tueur dans le récit ; légitimant son penchant impérieusement taciturne. Jean-Pierre Melville aboutira à ce même effet de dramatisation dans Le Samouraï (1968) ; cette fois, en réduisant son héros tragique à une personne agissante taiseuse qui tue froidement par contrat sans aucun mobile apparent. Ici le fedora remplace le doulos.

Tout en s’inscrivant dans la lignée des cinéastes indépendants, Allen Baron réalise son film comme son anti-héros s’acquitte de son contrat : avec une obstination méticuleuse et en freelance. Son film emprunte sans conteste au néo-réalisme archétypal du Dassin de La cité sans voiles (The naked city, 1948). A la voix off de reporter radiophonique du narrateur-producteur Mark Hellinger succède celle rocailleuse, agissante, entêtante et sarcastique de l’acteur Lionel Stander non crédité au générique mais remarqué pour son rôle mémorable dans Cul-de-sac de Roman Polanski (1966).

Le film noir prototypique de Dassin ou plutôt ce qui devait en subsister car il fut copieusement amputé et édulcoré selon le bon vouloir d’ Hellinger et des pontes hollywoodiens culmine dans sa course-poursuite finale époustouflante. Intégralement tourné en décors intérieurs et extérieurs réels de rues et d’appartements new-yorkais dans l’affairement,la fébrilité et l’agitation effervescents de la ville tentaculaire, le film restera inégalé dans son esthétique et ses prouesses techniques.

« Les voies du Seigneur sont impénétrables » et « le destin emprunte des détours insoupçonnés » martelés dans la scène conclusive de Blast of silence par une voix off volontiers hargneuse et guère compatissante résonnent comme autant de formules imprécatoires. Le sort de Baby Boy Frankie est scellé dès le moment où il sort du tunnel matriciel qui ouvre le film jusqu’à l’instant terminal où son corps troué de balles comme une passoire s’abîme dans les eaux glauques et insondables du lagon.

Titre original : The Blast of Silence

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Durée : 77 mn


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