BBC ou salle obscure ?
Le film de James Erskine laisse perplexe car il pose une question fondamentale : s’agit-il davantage d’un reportage télévisé ou d’un film de cinéma ? Dans le premier cas, c’est l’enjeu didactique, historique, biographique qui prime : on veut une image efficace, un discours clair, une structure souvent chronologique. Dans le second, l’intérêt se situe plus dans la vision d’un auteur sur son sujet, en-dehors de toute dimension pédagogique ou exhaustive. La démarche de Erskine se situe entre les deux. La structure de Billie est relativement classique, déroulant sa vie année après année, ses rencontres toxiques, ses éclats sur scène, son engagement dans la lutte antiraciste. Auteure de ses propres morceaux – comme le sublime Don’t explain – elle était, comme le seront plus tard Nina Simone ou Amy Winehouse, une artiste engagée et maître de ses paroles. Si le documentaire relate avec émotion l’effet qu’a produit l’arrivée de cette voix si particulière, si sensible, si douloureuse dans les oreilles du public américain, on est déçu de sa vision globalement factuelle qui balaye trop rapidement les événements.
Le regard féminin comme origine du récit
En revanche, ce que le documentaire propose de singulier, c’est son angle : il nous propose de regarder la vie de la chanteuse au travers de l’enquête d’une jeune journaliste, dont les recherches ont eu lieu dans autour de 1970, après la mort d’Holiday. On suit alors les motivations, les rencontres, les découvertes et les obstacles de Linda Lipnack Khuel, qui a dû faire face à la loi du silence qui régnait dans ces milieux artistiques, aux relations de pouvoir parfois tyranniques. Afin de relier cette partie du récit à la vie concrète de Billie Holiday, Erskine a réalisé de nombreuses reconstitutions du travail d’enquête de Lipnack Khuel : on peut donc voir une actrice, souvent de dos, mimer la journaliste à son bureau, épluchant les articles de journaux, les lettres, les photos ayant appartenu à la chanteuse. Cette reconstitution symbolique rappelle plus le format éculé de la télévision, en particulier le style BBC. Le troisième segment majeur est consacré à la vie de Billie, attestée au moyen d’archives photographiques, télévisuelles et radiophoniques. On tient ici quelque chose d’inhabituel : le portrait mosaïque d’une relation féminine, toutes deux troublées par un environnement masculin menaçant, qui dépasse le simple état des lieux biographique. Le lien d’Erskine à Holiday passe par celui qu’entretenait Linda à l’interprète : à sa manière, Babette Mangolte avait réalisé en 2019 Calamity Jane et Delphine Seyrig, A Story, un film qui rappelle cette mosaïque de fascinations féminines. Par la relation anachronique qu’entretient Linda à Billie, le film parvient à créer un dialogue entre le Harlem des années 50 où la drogue et la violence étaient un mode de vie quotidien, et la difficulté pour une journaliste en 1970 à obtenir des informations véridiques sur le parcours d’une artiste que les hommes ont toujours tenté d’opprimer, manipuler, voire détruire. C’est probablement dans cette quête pour la vérité – qui était Billie Holiday ? – que le film se démarque d’un simple reportage biographique ; il est le récit d’une enquête, et prolonge ce travail en y intégrant une dimension fictionnelle, en insistant sur le lien posthume entre l’artiste et la journaliste.
Billie, Amy, Whitney… toutes les mêmes ?
Mais cet enjeu de mise en scène n’est pas suffisant pour construire une véritable enquête pour le spectateur : l’investigation demeure superficielle, en s’aventurant pas dans les mécanismes de domination ou de mensonge, et ne sert trop souvent que de jointure entre les différentes époques de la vie d’Holiday, créant un va-et-vient plutôt ennuyant. La structure narrative ne parvient également pas à sortir d’un schéma classique, qui endort avec un récit chronologique, et se conclue par des révélations chocs comme c’est trop souvent le cas dans des portraits d’artistes : Amy de Asif Kapadia ou plus récemment Whitney de Kevin MacDonald, obéissaient au même fonctionnement. Tous trois portent le prénom de leur artiste, dans une démarche commerciale de « proximité » avec leur sujet ; tous trois relatent leur vie dans la même alternance chansons-archives-interviews-voix off ; enfin, tous trois offrent un moment final de confidences secrètes. Cette répétition narrative tend à normaliser voire industrialiser un certain discours sur la vie des artistes contemporains : avec ce protocole esthétique fait de reconstitutions descriptives qui sentent le faux, et de ragots sensationnels comme une psychanalyse de surface – l’addiction, l’anorexie ou encore les abus sexuels subis pendant l’enfance – ces récits biographiques refusent d’aborder la vie de leur artiste dans une forme singulière, en sollicitant la vision d’un auteur, quitte à en assumer la dimension fictive. On sort de ce film avec certes des connaissances sur la vie méconnue de Billie Holiday, son milieu et son époque, outrageusement raciste et misogyne ; le film offre une vision ambivalente de son artiste, dotée d’un sens musical exceptionnel, mais en proie à des « démons » tenaces et violents. Mais dans cet entre-deux lisse, qui célèbre l’artiste mais n’épargne pas la personne, James Erskine oublie l’axe crucial de son enquête, celui qui coûta la vie à Linda Lipnack Khuel : nul ne peut raconter l’autre sans en reconnaître les mystères.