Bill Plympton, l’animaniaque

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Coup d’œil sur la carrière ébouriffante d’un animateur au coup de crayon surréaliste.

Lors du Festival Anima, qui s’est tenu du 28 février au 9 mars à Bruxelles, nous avons eu le privilège de passer un bout des festivités en compagnie du grand réalisateur de films d’animation indépendant Bill Plympton. Ce dernier fut présent à Bruxelles durant quelques jours, se mêlant aux spectateurs pour assister aux projections des films en compétition. Durant le quart d’heure de publicités précédant les films, on entendait pêle-mêle les ronchonnements contrariés des spectateurs impatients, les enfants demandant pour la énième fois quand est-ce que ça commence ou les allers et retours de femmes à talons retournant prendre leurs précautions. Cependant et si l’on observait bien, il y avait une personne pour qui ce temps d’attente ne constituait aucunement une source d’embarras. Bien installé dans un coin de la salle, un grand bonhomme, la soixantaine passée, profitait de ce temps privilégié pour dessiner des visages et mettre en forme des idées au sein de son bloc à dessins qu’il tenait en équilibre sur ses jambes croisées. C’est ainsi que du matin au soir, tandis que d’autres râlent ou travaillent, Bill Plympton, lui, ne fait que dessiner, allant quelquefois jusqu’à produire une centaine de dessins par jour comme il nous le dira lui-même lors de sa masterclass. Ultra-productif et éternel passionné, Plympton est aussi un réalisateur totalement indépendant, dont le style et les productions ne sont toujours pas assez reconnus, surtout aux États-Unis, où les généralités sur le genre de l’animation vont bon train, les films animés n’échappant pas au vieux stéréotype selon lequel ils ne sont faits que pour les enfants. Mettons donc de côté les mièvreries « disneyiennes » et faisons fonctionner le bouche à oreille cinéphilique en jetant un coup d’œil rétrospectif sur la carrière prolifique du grand et talentueux Bill Plympton. Ce dernier a réalisé et produit des dizaines et des dizaines de courts métrages ainsi que sept longs métrages, et proposer ici un aperçu intégral de ses créations serait vain et lassant pour celui qui ne connaîtrait pas la filmographie du réalisateur sur le bout des doigts. Il convient donc de procéder par choix et de contribuer à offrir un panorama à la fois étendu et fouillé du travail de Plympton. Ella et Jake, les amants électriques, ne sont effectivement que les derniers héros d’une grande épopée.

 

 Your Face (1987)

 

Bill Plympton se plaît à déclarer qu’il a passé son enfance et son adolescence à Portland, dans l’Oregon, un endroit des États-Unis où il pleut tout le temps et où il n’y a rien d’autre à faire que de regarder les gens vivre. Portland a, par ailleurs, vu naître un autre fin observateur de l’être humain, Matt Groening, qui collaborera à plusieurs reprises avec Plympton (1). C’est ainsi depuis toujours que Plympton contemple les différents corps qu’il croise, les dévisageant, les examinant, allant jusqu’à les dessiner pour mieux les honorer de son trait caricatural. Alors jeune homme, il débarque à New York et fait ses débuts dans la bande dessinée et dans l’illustration. En devenant illustrateur pour de nombreux magazines (New York Times, Rolling Stones, Vanity Fair, et cætera), Plympton développe peu à peu son style, si singulier. Nous sommes dans les années 1970, Walt Disney vient de mourir – en 1966 – et le cinéma d’animation tourne au ralenti durant cette décennie qui préfère consacrer ses grands écrans de cinéma à la politique plutôt qu’à l’imaginaire. Il faut attendre la moitié des années 1980 pour entrevoir un possible retour du genre. C’est effectivement durant cette décennie que de nouveaux projets, prometteurs et successful, voient le jour, avec, entre autres, la création de la chaîne MTV, dont le programme laisse une place de taille à l’animation, la brillante réussite que sera Qui veut la peau de Roger Rabbit ? (Robert Zemeckis, 1988), le retour de Disney sur le devant de la scène avec La Petite sirène (Ron Clements et John Musker, 1989) ou encore la naissance en 1989 des célèbres Simpsons par Matt Groening. C’est durant ces années-là que Bill Plympton décide de s’essayer à l’animation pure, réalisant alors son premier court métrage animé, Your Face, que le public découvre en 1987. Avec cette réalisation, l’animateur se lance dans des expérimentations loufoques à partir d’un visage humain, en distordant de différentes manières le portrait d’un homme au faciès classique et gominé, tout droit sorti des années 1940. Your Face est réalisé sans aucune technologie informatique. Pas d’ordinateur autour de Plympton, seulement un crayon et un bloc à dessins. Selon lui et pour devenir un bon animateur, il est indispensable de travailler la caricature, et surtout de bien comprendre comment concevoir et dessiner dans un style caricatural. Prendre le corps, le visage humain, et le distordre : voici l’aspect essentiel d’une bonne animation – à ses débuts, Plympton déclare avoir beaucoup caricaturé Ronald Reagan, dont l’apparence se prêtait parfaitement à ce genre d’exercice. Le résultat est brillant, et Your Face se retrouve nominé lors de la 60e cérémonie des Oscars en 1988. Fort de ce succès, Bill Plympton décide alors de faire de l’animation son métier. En même temps et après vu Your Face, les productions Disney contactent l’animateur et lui proposent un contrat. Plympton, tenant à préserver son indépendance et son style, refuse et apprendra bien plus tard que Disney l’avait alors abordé avec une idée derrière la tête : après avoir vu les distorsions, pour le moins inventives, dont Plympton était capable, le studio était désireux de lui confier la tâche d’animer les différentes transformations du génie dans Aladdin (Ron Clements, Ted Elliott, John Musker et Terry Rossio, 1992). Et si le génie de Aladdin avait été dessiné par Plympton ? Voici une question qui éveille forcément la curiosité et les fantasmes de tous les admirateurs du réalisateur. Cependant, c’est sans regrets ni turpitudes que Bill Plympton retournera à sa carrière, organisée en plusieurs étapes fondamentales, afin de réaliser les films qu’il souhaite tout en gardant son indépendance, et ce, toujours dans l’unique but, élémentaire mais authentique, de faire rire les gens grâce à ses dessins.

 

 Bill Plympton dessine Jake, l’amoureux d’Ella dans son dernier film Les Amants électriques (2014)

 

Bill Plympton prône le format, souvent délaissé, du court métrage, qui constitue pour le réalisateur une source de rires et de financements. De cette forme visuelle efficace, qui permet de figurer et de transmettre beaucoup d’émotions en quelques minutes seulement, Bill Plympton tire tous les bienfaits. Grâce à la diffusion en festivals et à la vente de DVD, le réalisateur obtient une partie de l’argent qui permettra ensuite de financer ses longs métrages, plus marginaux. Dès ses débuts avec Your Face et Plymptoons (1990), les courts métrages de Bill Plympton connaissent un succès populaire, contribuant à promouvoir le travail du cinéaste, relégué au rang d’animateur indépendant et peu visible en salles, hormis dans les différents festivals de cinéma du monde entier. Sa série de sketches intitulée How to… (How to Kiss, 1989 ; 25 Ways to Quit Smoking, 1989 ; How to Make Love to a Woman, 1995) constitue de courts essais humoristiques, poilants et réussis, à fausse visée pédagogique et s’axant, comme Plympton le fera toujours tout au long de sa filmographie, sur l’absurdité de certaines situations ou caractéristiques de l’être humain. C’est en pointant les aspects ridicules des individus qu’il leur permet de mieux en prendre conscience. Si l’humour est une thérapie, celui de Bill Plympton constitue un véritable remède à tous nos maux. Le fait que la plupart de ses films soient quasiment sans dialogues constitue une bonne manière de véhiculer cet humour à travers le monde – et de les vendre plus facilement à l’international. On est loin des films d’animation lisses qui dominent nos écrans. Chez Plympton, il y a quelque chose de plus graveleux, terne, qui contribue à l’aspect osé et sale qu’on ressent parfois à la vision de ses films, donnant au rendu des couleurs et à l’aspect général du film un caractère très singulier et reconnaissable entre mille.

Guard Dog (2004)…

 

Lors de notre rencontre avec le réalisateur, ce dernier constatait, non sans malice, que ses films obtenaient un succès plus considérable quand ils mettaient en scène des animaux plutôt que des êtres humains, comme en témoigne brillamment la série des dog films, qui commence avec Guard Dog (2004), nominé aux Oscars en 2005. S’ensuivront Guide Dog (2006), Hot Dog (2008), Horn Dog (2009). Au moment où Bill Plympton nous faisait part de ses projets, il nous confiait qu’il était en train de travailler sur un nouveau guard dog, qui sniffe désormais des drogues à l’aéroport, et que nous espérons vivement découvrir dans un prochain festival. Ces mini-films découlent tous d’une même idée de base : c’est en essayant de protéger son maître contre les différents incidents de la vie quotidienne qu’un chien de garde va constituer pour lui-même son pire danger. Cependant, c’est son appréhension qui constitue, finalement, le plus grand obstacle, la crainte éprouvée par ce guard dog un peu nigaud symbolisant une caractéristique très humaine vis-à-vis de la peur et du contrôle. Chez Bill Plympton, rire de la souffrance et de la violence constitue une thérapie, à l’image de nombreux cartoons à l’humour souvent trashBip Bip et Coyote (1949 -), Tom et Jerry (1940 – 2005) et les personnages de Tex Avery sont de bons exemples de ceux qui l’ont précédé. La série des dog films doit ainsi sa réussite à l’humour particulier que Plympton réussit à véhiculer au sein de chacun de ses films, de manière plus ou moins abordable, mais aussi à son personnage de chien, classique et minimaliste, à l’image des personnages animés célèbres dont le trait symbolise le succès : arrondi, simple et populaire.

L’histoire de Guard Dog ne s’arrête pas là avec, en 2010, un appel lancé par Bill Plympton via son blog et sa page Facebook (constamment alimentés par Plympton lui-même) à l’adresse de tous les animateurs du monde entier. Il invite chaque dessinateur intéressé par son nouveau projet à y participer. Le concept : réaliser un remake de son premier Guard Dog, où chaque plan du film serait conçu par un animateur différent. Le programme est alléchant et sera réalisé en bonne et due forme, proposant un croisement de styles incroyable, donnant ainsi naissance au court métrage désormais collectif que Plympton choisit d’intituler Guard Dog Global Jam (2011). Qui plus est, l’animateur enthousiaste va encore plus loin en proposant le remake image par image d’un plan de Guard Dog, « the laughing girl shot« , selon ses termes, où le plan d’une petite fille qui rit devient un essai de style surprenant. En avançant ce plan image par image, on découvre une suite de dessins épatants et on ne peut que saluer cette initiative participative et créatrice. Qui plus est, les différents animateurs ayant collaboré au film sont tous crédités au générique de fin de Guard Dog Global Jam, où l’on peut constater que le projet a brassé une grande diversité de dessinateurs, allant d’un enfant de neuf ans à un animateur travaillant chez Disney.

 

 … et son remake dans Guard Dog Global Jam (2011)

 

Autre réussite, autre animal – une vache cette fois-ci -, avec le court métrage La Vache qui voulait devenir un hamburger (2010), qui met en scène le quotidien de ces ruminants prédestinés à l’abattoir et dont la seule obsession concerne l’herbe qu’ils mâchent tout au long de la journée. Sorte de fable pour enfants aguerris, ce court métrage de Bill Plympton dénonce le pouvoir manipulateur du monde publicitaire à travers les yeux d’un jeune veau qui va passer sa vie à courir après un seul et même but, par suite de fausses promesses et d’un trop-plein de paillettes dans les yeux. Innocent et naïf, il veut être le plus séduisant mais ne deviendra en réalité que le plus appétissant, et tombera de haut en se retrouvant nez-à-nez avec le hachoir de l’abattoir. C’est une exposition de Kandinsky à laquelle il a assisté quelques temps auparavant qui inspire Plympton pour la réalisation de La Vache qui voulait devenir un hamburger, qui surprend par ses couleurs vivaces et unifiées, contrastant fortement avec le style de ses autres films, aux teintes habituellement plus ternes, aux variations diverses et à l’esthétique plus brouillonne. Ici, il troque ses crayons de couleurs contre un design minimaliste appuyé par des couleurs brillantes et unifiées par bloc. Le tout est accompagné d’une musique mélodique et nostalgique digne d’un conte pour enfants et à laquelle ont contribué Corey Jackson et Nicole Renaud – cette dernière signera par la suite la bande originale de Les Amants électriques. Il s’agira du seul essai de la sorte de Plympton qui déclare n’avoir jamais eu envie de réaliser des films pour les enfants, son principal combat étant la reconnaissance d’un cinéma d’animation pour adultes, aux États-Unis et à travers le monde via les différents festivals auxquels il participe.

 

 La Vache qui voulait devenir un hamburger (2010)

 

Les ombres jouent un rôle prépondérant au sein des animations de Bill Plympton, contribuant à appuyer le côté glauque d’un sujet (Hair High, 2004), à accentuer les angoisses d’un sale type malheureux (Des idiots et des anges, 2008), à allonger l’élégance démesurée d’une silhouette féminine (Les Amants électriques) ou encore à insister sur l’atmosphère à la fois mystérieuse et pesante d’un lieu, à l’instar des cowboys et des chevaux arpentant son récent court métrage, intitulé Drunker than a Skunk (2013), et inspiré d’un poème de Walt Curtis. La masterclass qui eut lieu durant le Festival Anima fut aussi l’occasion pour Bill Plympton de présenter ses travaux en cours. C’est en 2012 qu’était paru sur les écrans ABCs of Death, un film collectif constitué de courts exercices filmiques comprenant autant de réalisateurs qu’il y a de lettres dans l’alphabet. L’expérience tournait ainsi, lettre après lettre, autour de vingt-six manières différentes de mourir. Le concept est réitéré en 2014 avec un ABCs of death II, qui suit le même principe que le précédent, avec de nouveaux réalisateurs, dont Bill Plympton. Ce dernier nous a projeté son court métrage d’animation réalisé pour ce projet collectif : une bataille entre deux têtes qui vont s’entretuer à la suite d’un baiser qui tourne mal. Drôle et inventif, ce très court métrage prolonge tout ce que Plympton a entrepris jusque-là et depuis Your Face en matière de déformations physiologiques et d’élasticité faciale. À découvrir bientôt, donc.

Se basant sur sa réussite, et sans sarcasmes, Bill Plympton fit part de son dogme aux animateurs en herbe composant son auditoire. Il énonca les trois préceptes indispensables, selon lui, pour récolter de l’argent en réalisant des courts métrages. La première règle consiste à faire court : il suffit souvent de cinq minutes pour faire rire de manière efficace et une trop longue durée peut handicaper la sélection d’un film en festival et donc, sa diffusion. Deuxièmement, faire un film bon marché : éviter le trop-plein, aussi bien au niveau du choix des acteurs que des technologies utilisées. Il suffit quelquefois de très peu de choses pour voir naître un grand projet. Enfin, la dernière recommandation, loin d’être négligeable, réside dans le fait de réaliser un film avec un fort potentiel humoristique. C’est universel, tous les individus de ce bas-monde veulent rire. Si vous vous soumettez à toutes ces règles, Bill Plympton vous certifie que vous aurez du succès. Nous nous permettons d’en douter ou, du moins, de rajouter à ces conseils la nécessité d’une bonne dose de travail et de talent tant l’humour est un aspect que le cinéma a du mal à manier.

 The Tune (1992)

 

De plus, Bill Plympton réussit à préserver son indépendance dans le monde du cinéma d’animation depuis bientôt trente ans grâce à une fameuse organisation en matière de recherche de financements. Son plus grand marché concerne la vente de DVD et la diffusion de ses courts métrages, principalement grâce aux chaînes de télévision et à la VOD (video on demand). L’animateur travaille aussi énormément dans la publicité pour subvenir à ses besoins alimentaires et créatifs – au début des années 1990, c’est son travail pour différentes publicités qui lui a permis de terminer son premier long métrage, The Tune (1992). Également, Plympton compte énormément sur les festivals du monde entier au sein desquels il apparaît lors de masterclass. Ces dernières sont, la plupart du temps, payantes et accompagnées d’une vente de dessins originaux et de DVD signés de la main du grand maître. Autant de manières différentes de se vendre, de promouvoir ses productions et de survivre dans un monde où les requins laissent peu de place aux indépendants. Bill Plympton mise également beaucoup sur les différentes pratiques cinéphiliques auxquelles il fait appel. Le cas de son dernier long métrage, Les Amants électriques, est d’ailleurs très intéressant à ce niveau-là, Plympton transmettant, via sa page Facebook, son blog ou sur le site internet du film, des vidéos représentant des sortes de making-of des différents stades de la fabrication du film. Storyboard, layout, animations de séquences, scannage, nettoyage des dessins ou encore colorisation constituent autant d’étapes artistiques et techniques que l’animateur souhaite partager avec son public, démystifiant par la même occasion l’aspect un peu orgueilleux, et très complexe, de la réalisation d’un film. Pour Bill Plympton, le stade du pencil test tient une place prépondérante dans la réalisation d’un film d’animation. Cette étape est cruciale car elle permet de faire le point sur de nombreux aspects du film et sur son avancée – la durée totale du film, l’apparence des personnages, les compositions musicales ainsi que les mouvements et interactions des différents personnages sont ainsi passés en revue. Internet et les réseaux sociaux qui en découlent ont permis ce genre de diffusions qui contribuent aussi à installer une relation durable entre le cinéaste et ses spectateurs, un aspect que seuls les festivals de cinéma permettaient auparavant.

  L’Impitoyable lune de miel ! (1997)

 

C’est en 1992 que Bill Plympton passe au long-métrage avec The Tune, où un jeune homme possède peu de temps pour composer un tube musical, faute de quoi il sera licencié. Le fantastique village sorti de nulle part, Flooby Nooby, va lui ouvrir ses portes et lui permettre d’oublier la théorie afin de créer des chansons authentiques et sincères. The Tune représente peut-être le film le plus naïf de Plympton, qui développe dans ce premier long métrage son propre style tout en restant très sage par rapport à ce qui adviendra par la suite. Le film est allé à Sundance, rencontrant un certain succès auprès du public mais laissant les distributeurs plus mitigés. Néanmoins, Bill Plympton signera avec un petit distributeur et se lancera dans d’autres projets qui seront, pour certains d’entre eux, de véritable flops. Il reviendra au long métrage d’animation au milieu des années 1990 avec L’Impitoyable lune de miel ! (1997), probablement son film le plus fou, qui voit s’entremêler soif du pouvoir, sexe et violence, le tout toujours agrémenté d’une bonne dose d’humour si cher au cinéma de Bill Plympton. Dans L’Impitoyable lune de miel !, Grant possède une sorte de boule à l’intérieur de sa nuque qui lui permet de rendre réels les éléments qu’il désire ou qu’il imagine. Cet étrange pouvoir lui permet de déformer la réalité à sa guise. Le jeune homme est fraîchement marié à Kerry, cette dernière subissant bon gré mal gré les pensées souvent saugrenues de son mari. Nous sommes alors spectateurs de séquences truculentes, à l’instar d’une scène de sexe assurément audacieuse et inénarrable, où les déformations du corps de Kerry vont bon train jusqu’à la chanson, poilante et résolument absurde, que Grant chante à sa femme, lui demandant si elle resterait mariée à lui pour le meilleur et surtout pour le pire. De son côté, le colonel Ferguson va tout mettre en œuvre pour mettre la main sur cette boule logée dans la nuque de Grant afin de prendre le pouvoir du monde, le sexe cédant alors la place à la violence qui s’avère être aussi rouge sanglante que dans un bon film de Quentin Tarantino. Vainqueur du Grand Prix au Festival International du Film d’Animation d’Annecy en 1998, L’Impitoyable lune de miel ! sera également un succès au box office, permettant à Bill Plympton de commencer sa conquête de l’Europe en repoussant les limites du bon goût. Ces deux premiers longs métrages sont fort représentatifs du crayonné tremblant de Plympton, qui fait vivre chacun de ses dessins à son maximum, exprimant ce qui se meut à l’intérieur de chacun d’eux, jouant avec les mouvements du tracé mais aussi avec ceux des couleurs. La couleur est insoumise, créant des vagues, ne se limitant pas au trait, au contraire, mais jouant des interactions entre chaque croquis. Le spectateur en arrive à sentir le crayon, les contrastes, la texture du dessin n’hésitant pas à s’offrir à nous. Le fait de ressentir ainsi les coups de crayon qui s’animent contribue aussi au rythme d’une séquence, et de tout le film.

 Les Mutants de l’espace (2001)

 

Le style du dessinateur est également empreint de ses influences comme celle, revendiquée, de l’animation japonaise et des différentes créatures qui la composent, cela se traduisant dans L’Impitoyable lune de miel ! mais également au sein du long métrage qui suivra, une histoire très visuelle intitulée Les Mutants de l’espace (2001). Ce dernier raconte le récit insolite d’un astronaute américain qui après avoir passé vingt ans perdu dans l’espace, revient sur Terre accompagné d’une bande d’aliens, bien décidés à se venger. Il sera aidé de Josie, sa petite fille devenue une séduisante jeune femme, qui représente déjà une héroïne à sa manière, ce bien avant Ella (Les Amants électriques). Dans le prolongement de son prédécesseur, Les Mutants de l’espace excelle dans l’équilibre entre grotesque, amour et violence. Cependant, et cela constitue une évolution nette au sein de la filmographie de Bill Plympton, la poésie vient s’ajouter à tous ces composants. Sans encore parler de lyrisme (qui ne pénètrera le style du réalisateur qu’en 2009 avec Des idiots et des anges et, par la suite, avec Les Amants électriques), il est manifeste qu’avec ce film, l’atmosphère proprement « plymptoonienne » passe au grade supérieur grâce à des contrastes entre poésie et violence forts et très marqués. De ce qui était, précédemment, des déformations de corps et de visages, on passe ici à des mutations surréalistes avec une histoire d’amour et de sexe, inconcevable mais pourtant entraînante, entre l’astronaute américain et un nez sur pattes. Le cerveau de Bill Plympton semble grouiller d’idées à la fois absurdes et pénétrantes, l’animateur se réclamant d’ailleurs davantage de Roland Topor que de Tex Avery. La poésie du film doit beaucoup aux compositions musicales signées Hank Bones et Maureen McElheron, cette dernière ayant collaboré de nombreuses fois avec Plympton, notamment sur Your Face, The Tune, Les Mutants de l’espace et Hair High.

 

 Hair High (2004)

 

Les zombies succèderont ainsi aux extra-terrestres dans Hair High, long métrage réalisé en 2004, qui connut un échec auprès du public malgré ses innombrables qualités. Le budget alloué au film reste le plus conséquent de la carrière de Bill Plympton – jusqu’à Les Amants électriques -, notamment au niveau du financement des acteurs car, pour ce film-ci, le réalisateur a décidé d’engager des acteurs réputés, tels Keith et David Carradine, Dermot Mulroney ou encore Justin Long, profitant également de l’aimable participation de Matt Groening. Hair High exprime tout à fait l’aptitude de Plympton à recréer des atmosphères riches et abouties comme, dans ce cas, une ambiance qui varie entre les teenagers surexcités de Grease (Randal Kleiser, 1978) et ceux, plus menaçants, de Carrie au bal du diable (Brian De Palma, 1976). De là découle donc un teen movie animé totalement hallucinant. La fiancée de Frankenstein a tout à envier à ces adolescents à la chevelure astronomique. Il s’agit d’une histoire d’amour à la fois glauque et pleine de poésie. Rod et Cherry, le couple phare du lycée, respectivement futurs roi et reine du bal de fin d’année, constituent le symbole du couple parfait, elle avec sa chevelure blonde et sa taille de guêpe, lui avec ses pectoraux gonflés et son pois à la place du cerveau. Néanmoins, Ken et Barbie ne sont pas faits pour durer et Cherry trouvera l’amour auprès de Spud, qu’elle considérait autrefois comme un intello boutonneux sans intérêt, mais qui la fera finalement chavirer. Par envie et jalousie, Rod provoquera un accident qui fera couler les deux tourtereaux au fond de l’eau. Ce n’est que plus tard que Spud et Cherry referont surface, mi-squelettes mi-zombies, non pour se venger ou hanter quelque imbécile adolescent, mais pour vivre enfin leur amour qui leur avait été refusé au grand jour. Et c’est grâce à cet amour, pur et loyal, que leurs deux jeunes corps renaîtront de leurs cendres. Chez Plympton, les êtres les plus honnêtes finissent toujours par gagner. Cependant, il s’avère que les plus mauvais d’entre eux peuvent aussi connaître la rédemption, comme c’est le cas pour Angel dans Des idiots et des anges, sorti en 2009.

 

 Des idiots et des anges (2009)

 

L’ignoble Angel est un homme égoïste et corrompu moralement qui passe son temps dans un bar glauque à reluquer la serveuse et à importuner le patron. Un jour, il va lui pousser des ailes qui le pousseront à n’accomplir que de bonnes actions. À maintes reprises, Angel essaiera d’y résister, en vain car les ailes finiront toujours par repousser. Le combat contre ce qui constitue son âme profonde sera le principal moteur du film, l’un des plus beaux de la carrière de Bill Plympton, rythmé par Tom Waits et Pink Martini. Ce long métrage marque un tournant dans la filmographie du réalisateur, en cela que le crayonné se fait de moins en moins brouillon et le ton, de plus en plus poétique, quasiment lyrique. Les personnages de Plympton n’ont jamais été de grands bavards mais il faut attendre Des idiots et des anges pour entrer dans une atmosphère aphasique où les seules sonorités sont celles, inventives, des bruitages et celles, envoûtantes, des compositions musicales. L’ambiance, terne et mystérieuse, n’est que plus renforcée par cette absence de dialogues, dont le prolongement se fera avec Les Amants électriques, qui sortira en France le 23 avril 2014. Avec ce dernier film, proche de l’opéra animé, Bill Plympton fait un bond en avant en choisissant de revenir à son premier amour, l’aquarelle. Le style évolue donc, se différenciant des films précédents et se rapprochant plutôt de ce que Plympton réalisait à ses débuts en tant qu’illustrateur pour des magazines comme The New Yorker. Du fait de la technique utilisée pour recréer l’effet aquarelle, Les Amants électriques devient l’un des films les plus chers du réalisateur, dépassant rapidement les 200 000 $ du budget initialement alloué. Afin de pouvoir terminer son film et de garder ses droits dessus (comme c’est le cas pour tous ses autres films), Bill Plympton décide de lancer une campagne de crowdfunding via le site internet Kickstarter et obtient bientôt la somme demandée, accompagnée d’un bonus – ayant lancé un appel pour 70 000 $, il en recevra 100 000. Dans Les Amants électriques, le trait de Plympton se fait moins vibrant, plus raisonnable aussi. Il semble constituer le film le plus séduisant stylistiquement mais inversement le moins abouti scénaristiquement du réalisateur, et on ne peut que se demander ce vers quoi l’animateur va encore évoluer.

 

Un avant-goût de Les Amants électriques

 

Bill Plympton possède cette grande qualité, que beaucoup de cinéastes n’ont malheureusement pas, de constamment renaître et progresser, proposant toujours de la nouveauté à son spectateur affamé. Ce n’est pas pour rien s’il est adulé par Quentin Tarantino, qui nomme un de ses personnages de Kill Bill (2003) en hommage à Plympton, ou encore par Kanye West, pour qui il réalise un clip en 2005 (Heard ‘Em Say). Son humour est très vaste, brassant aussi bien l’obscène que la mélancolie et ce, toujours, dans le but de révéler le caractère certes touchant mais absurde de l’être humain. Plympton prend un malin plaisir à torturer ses personnages, aussi bien psychologiquement qu’au sens figuré. Il les déforme constamment et c’est comme s’il nous avait prévenus dès son premier court métrage, Your Face. Chacun de ses films constitue une découverte, et ce serait dommage que le monde du cinéma et ses spectateurs continuent à le laisser de côté au profit de quelque reine des neiges déjà trop bien rodée.

(1) Bill Plympton a réalisé à plusieurs reprises les couch gags – célèbres gags du canapé différents dans chaque générique des Simpsons – et Matt Groening a contribué au doublage de Hair High, réalisé par Plympton en 2004.

Photographie d’en-tête : © Léonard Bourgois-Beaulieu


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