Eastwood s’est inspiré de la comédie musicale à succès The Jersey Boys et nous narre l’aventure véridique des « Four Seasons », ce groupe de variété américain qui triompha dans les charts dans les années 60, depuis ses galères du début en passant par son ascension jusqu’à son implosion. Le leader et chanteur, à la voix de fausset, Frankie Valli (John Lloyd Young) est le personnage principal, celui qui a toute l’attention de Clint Eastwood et certainement le moyen grâce auquel le cinéaste fait passer sur la pellicule une variété de messages, des degrés subtils de lecture, que le synopsis à la mine plutôt légère, ne laisse pas entrevoir.
Car Jersey Boys, contre toute apparence, est tout sauf un film éthéré, superficiel. On peut s’étonner, dans un premier temps, du style musical choisi par Eastwood au regard de sa passion pour le jazz, musique aux antipodes de la variété sucrée des « Four Seasons ». D’ailleurs, avec son incontestable chef-d’œuvre, Bird (1988), sur Charlie Parker, le maître n’avait-il pas atteint une si grande justesse pour exprimer toute la complexité et toute la beauté du jazz sur une pellicule, qu’explorer un autre domaine musical aurait pu ressembler à une entreprise pour le moins hasardeuse et sans intérêt ?
Seulement voilà, ce Jersey Boys est un film magnifique, mélancolique et drôle à la fois. D’abord, il y a la mise en scène : la reconstitution des sixties est léchée, les décors hyper soignés. C’est un délice d’être promené de tableaux en tableaux, comme dans ce pince-fesse chez le producteur du groupe, dans un appartement cossu de Manhattan ; comme aussi dans ces séquences de music-hall ou les « Four » se produisent. Dans ces scènes-là, on perçoit l’assistance frémir, des étoiles dans les yeux, et lorsqu’une section de cuivre soudain s’ébranle, c’est pour répondre au canon mélodieux des voix. Nous assistons à un spectacle dans le spectacle, comme si le réalisateur nous invitait, au cœur même de l’action de son film, à venir assister un moment à un show puis à reprendre le cours de l’histoire. Avec ces concerts reconstitués avec un soin extrême, on se rend compte que jamais Eastwood n’aurait pu être homme à mépriser un style de musique en particulier, à snober la musique dite populaire au profit du jazz, réputé plus élitiste. Le cinéaste a évidemment plusieurs motivations à avoir entrepris de nous raconter l’épopée de ce groupe, mais la première, la plus évidente, est certainement son amour pour la musique en général, sa joie de filmer le coeur battant d’un groupe en public.
Mais ce film ne laisse pas le goût uniquement d’un divertissement enchanteur. L’écorce est certes délicieuse, mais, au coeur du fruit, dans sa chair, il y a tout un matériau autrement plus profond et réfléchi, dont Estwood nous signale la présence par des petits indices qu’il sème ici et là. Il y a l’amour de l’Amérique et, en contrepoint, un constat noir sur cette même Amérique. Eastwood, dans la première partie de sa carrière, celle de l’acteur, n’a pas toujours bénéficié d’une bonne réputation, loin s’en faut. Il était de bon de ton de le considérer comme un réactionnaire, un républicain patenté, voire un « fasciste », insulte favorite d’une certaine gauche pour désigner quiconque lui déplaît. Clint n’a jamais été cet homme intolérant, et, qu’il interprétât jadis Dirty Harry ne voulait pas dire que, dans la vie, il était son personnage… Au contraire, il a prouvé et notamment avec Bird et Million Dollar Baby (2004) qu’il était un spectateur passionné et engagé (en faisant du cinéma), de l’Amérique. Cette Amérique, capable du meilleur comme du pire. Il est le scrutateur inlassable de sa violence – qui lui est consubstantielle -, mais aussi de sa culture (comme ici), de sa grandeur (à travers des destins individuels et collectifs), et aussi de ses failles et de sa part d’ombre.
Dans Jersey Boys, le cinéaste nous montre les deux visages de l’Amérique. Il y a le premier rideau, qui lorsqu’il s’ouvre, dévoile l’harmonie, la joie, la prospérité. C’est le groupe se produisant sur scène. Et puis, il y a l’envers du décor : les dissensions entre les membres du groupe, la mafia (avec un hommage distancié mais certain à Scorcese)… Et puis dans un jeu de référence subtil, il met en scène cette idée d’une sorte de bilan plus que mitigé de cinquante ans d’après guerre avec un triptyque : The Deer Hunter (Voyage au bout de l’enfer) de Michael Cimino (1978), Christopher Walken et un tube : Can’t Take My Eyes Off You (1967). Comment ne pas faire la relation entre le plus grand succès de Frankie Vallie and The Four Seasons, et la scène du film de Cimino, à la fois heureuse et de mauvais augure, dans laquelle Mickael (Robert de Niro) et ses copains dont Nick, interprété par Christopher Walken, se retrouvent dans leur bar favori pour écluser moult pintes de bières et jouer au billard en écoutant Cant’ Take My Eyes Off You, à plein tubes, juste avant de se retrouver dans l’enfer du Vietnam ? Cette chanson a une signification profonde, sinon dans la psyché américaine, au moins dans le cœur de tout cinéphile : dans une même scène, la joie, l’insouciance et le malheur qui s’apprête à frapper et bientôt… la perte de l’innocence. Cette chanson est on ne peut plus symbolique du basculement d’un destin collectif, du chavirage soudain d’une génération dans le drame. Avec la célébration d’une simple chanson, Eastwood donne à son biopic musical une portée qu’on ne lui soupçonnait pas. Mais jamais le réalisateur ne donne une teinte pessimiste à son film. Son regard est bienveillant et finalement il semble nous dire, à l’instar de son comparse Cristopher Walken – victime symbolique au cinéma de la déflagration vietnamienne dans The Deer Hunter -, campant un mafioso débonnaire et protecteur d’une jeunesse en pleine bourre, qu’il faut essayer de dépasser la tragédie de l’existence.
Palmarès :
– Le Prix du Public du long-métrage américain indépendant, remis par Jacqueline Bisset a été attribué à Fort Bliss de Claudia Myers
– Le Prix du Public du court-métrage américain a récompensé The Coin de Fabien Martorell
– Le Prix du Public du court-métrage français a été décerné à La Curée d’Emmanuel Fricero