Et si, donc, de la compétition, il ne fallait retenir que trois films, voici la crème de ceux que l’on aurait sélectionnés, encore une fois, spécialement pour vous.
Vivre sa vie : Clip
Clip met en scène la jeune actrice Isidora Simijonovic, dont l’énergie, épatante, ne cesse de dynamiser, tout au long du film, son personnage de jeune séductrice déjà épuisée par la vie. Elle nous expose sans pudeur son corps ferme et robuste, source des désirs les plus fous, des fantasmes les plus inavoués. Cette silhouette avantagée se meut en un dandinement inépuisable, où ses formes cabrées et déchaînées font danser les yeux du spectateur. La caméra de la réalisatrice n’est pas le seul œil braqué sur ce corps de lolita. Jasna elle-même suit ses propres mouvements, en se filmant continuellement avec son téléphone portable, comme pour immortaliser la beauté et la perfection d’un corps que la vie va trop vite souiller. Maja Miloš filme de manière assez crue, quasi obscène, des corps qui se déchirent, se sucent et se pénètrent. C’est le corps qui s’exprime, l’acte sexuel constituant pour Jasna le seul moyen de se sentir exister. À l’image de son héroïne, la mise en scène dépasse les limites du raisonnable pour filmer son personnage jusqu’à l’excès. Le style du film nous suggère de possibles influences, sorte de mélange entre Bret Easton Ellis, Virginie Despentes et Larry Clark. La réalisation aurait pu se perdre dans les affres et la frivolité de ce corps malmené mais ce n’est jamais le cas tout au long du film qui, d’un point de vue scénaristique, tient la route d’un bout à l’autre. La superficialité de cette adolescente n’est qu’un rempart à sa souffrance. Le film creuse le personnage en profondeur : on va au-delà du corps, le film proposant une véritable introspection de cette jeune fille trouble et complexe. Le film ne fonde aucun espoir sur son personnage mais ne fait pas non plus preuve de pessimisme : Jasna apprend et progresse. La relation qu’elle entretient avec les hommes est instable et déréglée. Perdue entre un rapport conflictuel avec sa mère et une totale absence de communication avec son père mourant, Jasna va se détacher de plus un plus du cocon familial pour se concentrer sur son ego, le seul lien qu’elle entretient avec les autres s’établissant sur les règles de la drague et de la baise. On ne sort pas indemne de la projection de Clip car, en projetant l’image de cette adolescence en pleine déchéance, le film met en exergue les angoisses cachées d’une société qui, pourrie de l’intérieur, donne naissance à de jeunes êtres dénués de tout espoir.
Death for Sale, de Faouzi Bensaïdi, nous procure cette agréable sensation que le cinéma a encore quelque chose à raconter. Comme dans Clip, les corps sont malmenés, violentés. Les amitiés sont trahies et les familles détruites. Et pourtant, à l’image de Malik, l’être humain semble encore capable d’aimer. Le film tire la sonnette d’alarme. Mais tout n’est pas perdu d’avance. Ce sont trois jeunes amis marocains, interprétés avec une justesse de ton incroyable par Fehd Benchemsi, Fouad Labied et Mouhcine Malzi, qui décident un jour de faire bouger les choses dans leurs vies de chômeurs. Ils vont alors s’imaginer une nouvelle vie et mettre en scène le cambriolage d’une bijouterie. On n’est pas dans un film de petites frappes et de losers mais bien dans un film de personnages impeccablement construits. Un film noir, un film de genre. Chacun des personnages est pensé dans son rapport à ceux qui l’entourent. Le travail sur les cadres est remarquable, chaque plan étant composé de manière à ce que la place de chaque personnage apparaisse comme allant de soi : des évidences dont l’art aurait tort de se passer. En réfléchissant ainsi à la situation de chacun à l’intérieur des limites du cadre, le réalisateur permet à l’image de suggérer les liens qui se créent entre les personnages (les rapprochements des corps dans un même cadre, comme la rencontre entre Malik et Dounia) ou qui, au contraire, se rompent (des corps délinquants, en fuite constante). L’ambiguïté a toute sa place au sein du film et contribue à créer une véritable atmosphère de malaise. Le film joue sur plusieurs tableaux : il est empli de noirceur et dénonce avec un certain pessimisme la brutalité de notre époque et sous le prétexte d’une mise en scène cinématographique dénonce une réalité qu’aucun de nous ne désire regarder en face. C’est sous l’égide de silences lourds de sens que la narration va se construire et s’émanciper en substituant la violence au hors-champ, apportant une touche de subtilité à toute cette brutalité. Mais le scénario compense la noirceur de la mise en scène en mettant en lumière la profondeur et les qualités de l’être humain. Il humanise ces hommes et ces femmes qui font preuves d’autres motivations que la seule violence (l’amour, la famille, la religion) : leurs desseins ont un lien direct avec la culture dans laquelle ils ont toujours baigné. De par la composition de chaque plan et la magnificence des paysages de Tétouan, le film possède une rigueur esthétique et une beauté singulières. Cette maîtrise est aussi technique, le montage proposant un véritable point de vue sur les choses. Preuve en est sa manière de mettre en scène, de filmer et de monter les scènes de foules. La poursuite d’un voleur par une foule de lycéens à travers les rues de Tétouan devenant ainsi matière à un très beau moment de cinéma.
Entre deux films, des leçons de cinéma.
Peter Greenaway, dithyrambique : « Je pense que personne dans la salle n’a jamais vu de film. Tout ce que vous avez vu, c’est 117 ans d’industrie. »
Peter Greenaway nous a fait l’honneur d’être le président du jury du Brussels Film Festival. Une rétrospective de ses films eut lieu durant toute la semaine, permettant aux spectateurs de (re)découvrir sur grand écran certaines de ses plus belles œuvres, comme Le Ventre de l’Architecte (1987) ou encore Le Cuisinier, le Voleur, sa femme et son amant (1989). Le cinéaste devient théoricien et, comme à son habitude, joue la carte de la provocation, créant par moments un certain malaise chez ses auditeurs.
« Je pense que la plupart des personnes sont visuellement illettrées. » Évoquant ce qu’il nomme la mort des expériences cinématographiques, Peter Greenaway parle du septième art comme s’il n’en était pas un. Imposture ! Selon lui, le cinéma se base sur les livres et non sur l’image. Il soutient sa théorie en se référant à Umberto Eco qui, comme lui, place toute sa confiance en la révolution digitale. Le texte devrait se faire oublier pour laisser place à l’image-maîtresse. L’image comme base de toute chose serait quelque chose d’envisageable grâce à la révolution numérique et aux nouvelles techniques.
« Y a-t-il des scénaristes dans la salle ? Je pense qu’ils devraient tous être devant le mur et abattus. » Peter Greenaway aime à pousser la provocation toujours plus loin et déplore que, dans notre société, les mots soient préférés à l’imagination visuelle. Le cinéma n’est alors plus un art mais un moyen de véhiculer une sorte de littérature visuelle. Greenaway prône l’abandon de cette base textuelle pour que le cinéma, justement, trouve ses propres caractéristiques. Il n’oublie pas l’acteur et regrette la manière dont on traite les acteurs au cinéma, seulement une infime partie de leur potentiel étant utilisée. Or, « le cinéma n’a pas été inventé pour être une plaine de jeux pour Sharon Stone. » On passera outre d’autres suggestions de Greenaway, telle la préconisation d’abandonner la caméra, qui n’est, finalement, qu’ « une machine à enregistrer ».
Décidemment, le cinéaste est un grand orateur, avec autant d’humour que d’ego. S’il trouve le moyen de mener à bien ses projets dans les musées plutôt qu’au cinéma et qu’il nous projette une grande partie de ses collaborations avec ces différents musées, il s’agit d’expériences visuelles et aucuns mots ne seraient assez bien placés pour les évoquer autrement que par leurs propres images. Et puis, comme le dit Mr Greenaway, fidèle à lui-même, « ce n’est pas parce que vous avez des yeux que vous pouvez voir. »
Jean-Michel Bernard, solennel : « Il n’y a pas de grande musique sans grand réalisateur. »
Compositeur de Michel Gondry pour Human Nature (2001) et La Science des rêves (2005), Jean-Michel Bernard a aussi composé pour Étienne Chatiliez, Francis Veber, Martin Scorsese ou encore pour le tout récent Paris-Manhattan (2011) de Sophie Lellouche. Des films et des genres, donc, aux antipodes les uns des autres. Et dans sa carrière de compositeur de musique de film, ce qui lui plaît, « c’est de pouvoir sauter du coq-à-l’âne », nous dit-il. Il y a une différence entre faire dix films avec un réalisateur et dix films avec dix réalisateurs différents, où l’on repart de zéro à chaque fois. Jean-Michel Bernard met en avant la créativité dans le domaine de la musique de film.
À la différence de Be Kind Rewind , qui semblait nous démontrer que tout le monde peut faire du cinéma, Jean-Michel Bernard, lui, pense que tout le monde ne peut pas faire de la musique de film. Il déplore le manque de conscience de certains producteurs et réalisateurs par rapport au métier de compositeur de musiques de film, dénonçant un réel souci d’amateurisme, en France notamment. Pince-sans-rire, Jean-Michel Bernard nous parle en toute franchise. Il considère que la France n’est pas une nation de musiciens mais plutôt de littéraires : « Heureusement, on a eu Ravel et Debussy, sinon je ne sais pas derrière qui on se serait cachés. » Il n’est pas le seul à le penser et préconise, pour les écoles de cinéma, notamment la Fémis, que soit donné aux jeunes réalisateurs et producteurs un cours leur expliquant le rapport entre la musique et le cinéma et, surtout, la relation triangulaire entre le compositeur, le réalisateur et le producteur. C’est très rare, mais l’idéal pour un compositeur est d’arriver en amont du film, durant la phase d’écriture. Il ne faut jamais sous-estimer le pouvoir de la musique, qui peut souvent changer entièrement le sens d’une scène.
Mais la musique qui fonctionne aujourd’hui n’est plus la même qu’il y a vingt ans et Jean-Michel Bernard en est pleinement conscient. Toutefois, ce n’est pas parce qu’on a aujourd’hui assez facilement accès à la technologie que les choses ont changé : il faut toujours autant de travail, de talent et de chance pour réussir. Si un musicien était bon il y a cinquante ans, il le serait encore aujourd’hui, et inversement. L’ordinateur a l’avantage de faire en sorte que le compositeur puisse présenter des maquettes, afin de se rendre compte avant l’enregistrement si quelque chose fonctionne ou non. Comme le dit Jean-Michel Bernard, le meilleur des deux mondes, c’est d’utiliser un peu des deux technologies : l’écriture à l’ancienne et la technologie moderne. L’essentiel, dans la musique de film, est de générer de l’émotion.
Et pour finir la leçon, le public, l’oreille frétillante, a l’honneur d’entendre la musique de Jean-Michel Bernard, qui fait glisser ses doigts virtuoses sur les touches du piano, et nous transporte vers les notes saisissantes du thème de La Science des Rêves. Un beau moment.
Golden Iris Award : Death for Sale de Faouzi Bensaïdi – France/Belgique/Maroc
White Iris Award : Clip (Klip) de Maja Miloš – Serbie
Audience Award : Italy: Love It or Leave It de Gustav Hofer & Luca Ragazzi – Italie/Allemagne
Cineuropa Award : Death for Sale de Faouzi Bensaïdi – France/Belgique/Maroc
Fedex Cinephile Award : Kauwboy de Boudewijn Koole – Pays-Bas
Le palmarès complet sur www.brusselsfilmfestival.be