« Bienvenue à Madagascar » : retour sur le 30e Festival Entrevues de Belfort

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A l’occasion de la sortie en salles, ce 15 mars 2017, de « Bienvenue à Madagascar », nous republions l’article de Jean-Baptiste Viaud sur le 30e festival Entrevues de Belfort.

La trentième édition du festival Entrevues de Belfort s’est achevée ce dimanche 6 décembre 2015. 130 films y étaient présentés, qui mettaient en valeur, comme à l’habitude du festival, aussi bien la jeune création contemporaine que des auteurs confirmés, primés ou non à Belfort au cours de son histoire. Avec, pour idée fondatrice de ce trentième anniversaire, le concept surréaliste du cadavre exquis : 29 cinéastes et la Cinémathèque française avaient ainsi composé une programmation alternative composée de 30 films tous choisis à partir de la dernière image du précédent. Ailleurs, c’étaient douze longs et autant de courts métrages qui se disputaient la Compétition internationale ; une sélection de films du réalisateur géorgien Otar Iosseliani venait rappeler les beautés d’une projection en 16 ou 35mm ; une rétrospective Bong Joon-ho offrait au festival sa bonne part de cinéma de genre ; et la sélection Cinéma et histoire faisait la lumière sur l’année 1986, qui a vu sortir des films aussi majeurs que Mauvais Sang (Léos Carax), Hannah et ses soeurs (Woody Allen) ou La messe est finie (Nanni Moretti), pour la plupart projetés en pellicule. Des avants-premières venaient complèter le planning de projections qui, au bout de trois jours de tunnels cinématographiques, rassemblait autant d’annotations qu’une première version de scénario.

Grands classiques, raretés et nouveautés (dont on espère qu’elle trouveront distributeurs) se mélangeaient donc dans une joyeuse cacophonie, et s’il est difficile de dresser un bilan exhaustif après seulement trois jours, il nous a semblé que tous les films présentés avaient en commun d’offrir – mais n’est-ce pas le rôle du cinéma ? – une vision d’une époque. La nôtre, celle d’aujourd’hui, avec des oeuvres réflexives, souvent inquiètes, qui donnaient à voir un certain état des choses et s’interrogeaient sur ce qui reste à venir ; ou d’autres, plus lointaines, qui ont fait l’Histoire. Des films pour dire, en somme, quelque chose de la marche du monde. De fait, peu d’entertainment pur à Belfort, peu de fiction pure non plus : le documentaire était partout, qu’il soit défini tel quel ou dilué dans l’imagination des cinéastes sélectionnés.

Morceaux choisis de ce qu’on a vu, principalement dans la Compétition Internationale.

Intérieur / extérieur

A Belfort, les séances ont lieu au multiplexe Pathé, qui a ceci d’agréable que les écrans sont grands et les sièges confortables, et offre le luxe de tout voir au même endroit, évitant de courir d’un point à l’autre de la ville (coucou Cannes). La première à laquelle on ait assisté était une projection – en numérique, hélas – de La Prisonnière du désert (John Ford, 1956), monument qu’on n’avait bizarrement jamais vu – il y a des films, comme ça, qu’on passe des années à manquer. Il faisait partie de la sélection Cadavres exquis et avait été choisi par Arnaud et Jean-Marie Larrieu, à partir de la toute dernière image de Camille Claudel 1915 de Bruno Dumont (2013), dans laquelle Juliette Binoche est dos à un mur, dont on ne sait pas (si on n’a pas vu le film) s’il l’enferme ou non. Elle est en extérieur, mais impossible de dire si le mur est une enceinte ou si, devant, il y a l’espace. Jean-Marie Larrieu, venu présenter La Prisonnière du désert, explique qu’il a naturellement pensé au film de Ford pour sa scène d’ouverture – ouverture littérale puisqu’une porte s’ouvre sur l’immensité du désert. Parfait contrepoint donc, et Larrieu confesse à l’occasion qu’ils sont, avec son frère, tout à fait obsédés par le rapport entre intérieur et extérieur, et que le motif est présent dans toute leur filmographie.

 


Camille Claudel 1915

Incidemment, ces trois jours de festival n’auront de cesse de nous y rappeler, puisque plusieurs films de la compétition travaillaient justement ce motif. A commencer par God Bless the Child, de Robert Machoian et Rodrigo Ojeda-Beck, chronique sur une journée d’une fratrie de cinq enfants abandonnés à eux-mêmes après que leur mère est partie sans laisser de mot – on apprendra que ça lui arrive parfois. Frères et soeurs dans la vie, les enfants sont de tous les plans, envahissent tout l’espace et le cadre, enfermés dans la maison familiale qu’ils occupent tout entière de leur vitalité, de leur brutalité enfantine, de leur cruauté parfois. A l’intérieur et sans leur mère (le père, lui, est mort d’un accident de la route), ils réinventent un royaume dont ils sont les seuls habitants et qui, paradoxalement, les protège. Quand ils finissent par sortir, ils tombent sur un homme potentiellement dangereux – mieux vaut rester dedans, fût-ce seuls. God Bless the Child n’a rien d’une critique sociétale, c’est plutôt un moment avec ces enfants, filmé à leur hauteur et tour à tour tendre et brut. Un certain naturalisme plombe un peu le film, inquiet pour la jeunesse mais confiant dans sa force vive.

Le court métrage Nueva Vida, du Bolivien Kiro Russo, joue lui aussi du rapport entre intérieur et extérieur. Fasciné par la position voyeuriste, le cinéaste filme un jeune couple avec bébé depuis l’extérieur, en plans aériens tournés en 16mm qui zooment souvent à travers une fênetre. Les gestes sont ceux du quotidien : un bain à donner, l’enfant à nourrir… La famille reste tout du long dans l’appartement (qui est celui qui a vu grandir le réalisateur), tandis qu’autour d’eux, la ville (Buenos Aires) grouille de mille bruits, qu’un remarquable travail sonore rend aussi irréels que la vie familiale est banale.

Que nous nous assoupissions est, lui aussi, un très court (13 minutes) et le nouveau film de Denis Côté, qui confirme son refus total du moindre formatage. Abstraction pure, il filme des gens endormis dans une grande maison en plein milieu d’une forêt enneigée et qui semblait vide au premier regard. L’intérieur est cosy, douillet, propice au sommeil ; par les grandes baies vitrées, l’environnement semble par opposition hostile, grands espaces désolés et gelés, vidés de toute âme qui vive. On est dans la veine expérimentale de Denis Côté, plus proche de Que ta joie demeure (2014) que de Vic + Flo ont vu un ours (2013), avec une caméra portée à la main et une image DV a priori peu soucieuse d’esthétique.

 


God Bless the Child

Un certain état du monde

Parmi les documentaires présentés à Belfort, le plus beau était certainement Dans ma tête un rond-point, de Hassen Ferhani, premier long déjà primé à Turin, Amsterdam et tout récemment aux Journées Cinématographiques de Tunis – et aujourd’hui à Belfort lauréat du prix Camira et du prix du public pour un long métrage. Le film a pour unité de lieu un abattoir en Algérie, qui vaut aussi bien comme scène de théâtre humain que comme prison pour ses employés (l’un d’eux y travaille depuis 1945 !), notamment les jeunes qui, tous, rêvent d’un ailleurs. “Dans ma tête, il y a un rond-point avec 99 sorties, et je ne sais pas laquelle prendre”, avoue l’un d’eux, qui explique plus tard qu’en Algérie, il y a trois choix pour la jeunesse : “Soit on se suicide, soit on part, soit on tombe dans le trafic de drogues”. Un constat désespéré s’il en est, pourtant égayé par les interventions d’un vieux sage philosophe ou d’un employé qui a le sens de la formule : “On ne ment pas, mais on ne tombe pas sur la vérité” – il la répète tel un mantra. Une poésie brute qui fait de Dans ma tête un rond-point un beau travail d’introspection sur un corps de métier méconnu, et sur un pays qui n’en finit pas de panser ses plaies.

L’Algérie est également le sujet de Bienvenue à Madagascar, autre documentaire et troisième long métrage de Franssou Prenant, qui a été scénariste, comédienne et monteuse pour Raymond Depardon, Romain Goupil ou Jacques Kébadian. La cinéaste travaille ici, comme à son habitude, le Super 8, avec des images tournées à Alger et pensées comme des prises de notes visuelles qu’elle fait alterner avec les voix de ses habitants, qu’on ne voit jamais à l’écran. Le résultat est un film-portrait de la ville d’Alger telle qu’elle se vit aujourd’hui dans toutes ses contradictions depuis la fin de la guerre et de l’occupation française. L’état des lieux est plutôt amer là aussi – “Il n’y a pas eu de printemps arabe en Algérie ? Mais c’est parce que le pays est en proie perpétuelle aux violences” -, les intervenants évoquant une “ville interlope” en proie aux islamistes où “toutes les meufs sont devenues des salopes, et les mecs des frustrés”. Bienvenue à Madagascar laisse aussi s’exprimer les jeunes, ceux qui n’ont pas connu l’avant, aux prises aussi bien avec leur sexualité qu’avec les moeurs de leur pays (“Je vois le hijab comme un string sur la tête”). Polyphonique, le film est un tissu complexe d’images et de paroles qui s’entremêlent, et dans laquelles on retient celles qu’on veut. Il vient de remporter le prix Eurocks One+One, ainsi que le Prix d’aide à la distribution Cine+, ce qui devrait, espérons-le, lui permettre une prochaine sortie en salles. 

Trêve, de la jeune cinéaste libanaise Myriam El-Haaj, est d’une forme plus austère mais, là aussi, un documentaire. Elle filme Riad, son oncle, qui tient une boutique d’armes à feu à Beyrouth, et qui aime bien partir à la chasse avec ses amis (les plus solides scènes du film, d’une belle composition photographique) ou se remémorer la guerre civile pendant laquelle ils étaient affiliés à la milice chrétienne. Ils en sont plutôt nostalgiques, et le mépris de leurs ennemis d’alors encore bien ancré. C’est ce que Myriam El-Haaj tente de comprendre, en interrogeant Riad ou encore son père, qui lui intimera fermement d’éteindre la caméra dès lors qu’elle se risquera à évoquer les massacres des camps palestiniens de Sabra et Chatila (Beyrouth-Ouest) en 1982. Trêve bute, justement, sur le refus de ces anciens soldats de dégager une pensée autant que de réfléchir sur leurs actions passées, mais vaut pour la réflexion inspirante sur les blessures du Liban.

 


Dans ma tête un rond-point

Si si la famille

Beauté des fils à tisser, la journée du lundi donnait à voir trois films dans lesquels dominait la famille, et en particulier un oncle. Celui de Trêve donc, mais aussi et surtout celui qui donne son nom à Antonio, lindo Antonio, l’excellent court d’Ana Maria Gomes, qui remporte le Grand Prix court métrage ainsi que le prix du public pour un court métrage.  Franco-portugaise formée au Fresnoy et passionnée par le rôle de la fiction dans la construction des identités personnelles, Ana Maria Gomes tente le portrait d’Antonio, oncle qu’elle n’a pas connu puisqu’il a émigré au Brésil il y a une cinquantaine d’années – il n’a jamais donné de nouvelles, n’est jamais revenu au Portugal. Le film est construit en deux temps : le premier dans un petit village portugais où habite la famille restée au pays, et qui racontent leurs souvenirs d’Antonio, à commencer par sa mère qui a du mal à avaler l’ingratitude de son fils. Dans un deuxième temps, Ana part à Rio, où elle finira par retrouver Antonio. Peu importent les moyens employés pour y parvenir, la réalisatrice livre un joli tableau binaire fondé sur l’opposition entre les deux nations, et entre tradition et modernité : dans un plan réjouissant, elle saute littéralement du patelin ibérique peuplé de vieillards à une piscine carioca remplie de jeunes gens festifs. Surtout, elle n’espérait pas tant comprendre les raisons du départ qu’Antonio que le ramener dans un même plan avec sa mère : cinématographiquement parlant, le cadre est bouleversant – le renouement, ou absence, des liens familiaux, sera pour l’après-générique.

Kaili Blues est, de très loin, le film le plus abouti de la compétition, premier long extrêmement maîtrisé d’un jeune cinéaste chinois de 26 ans, Bi Gan. Quelque part entre rêverie orinique et peinture surréaliste d’une ville rurale rongée par l’ennui, Kaili Blues était le dernier à parler d’un oncle, médecin de profession qui part en voyage à Dangmai pour, entre autres, récupérer son neveu vendu par un frère irresponsable. Par une mise en scène d’une richesse inouïe (dont on peine souvent à comprendre le génie des mouvements de caméra – un drone peut-être ?), Bi Gan dessine une déambulation mentale le long de routes sinueuses, dans des plans d’une extraordinaire beauté, qui culmine dans une séquence finale dont on aura beaucoup de mal à se remettre. Le film écrasait presque ses concurrents : récompensé à Locarno par le prix du meilleur cinéaste émergent, il sortira en salles le 24 février 2016, on en reparlera plus longuement.

Plus engoncé dans ses certitudes auteuristes, assez volontariste, Self-portrait of a dutiful daughter est l’œuvre d’une cinéaste roumaine formée aux côtés de Cristu Piu. Autofiction un peu pénible d’une jeune femme engluée dans un mal-être latent, perdue entre son amant marié, des parents qui l’agacent, un appartement trop grand pour elle et l’obsession d’acquérir un bouvier bernois. Si le film ne convainc pas tout à fait, il est suffisamment sec et pince-sans-rire pour s’en amuser parfois, mais de longs plans-séquences et des couleurs ternes finissent d’enfoncer le clou. Seule la dernière séquence ménage un trouble bienvenu, donnant à son cynique personnage féminin la possibilité, peut-être, de gérer sa vie autrement qu’en évacuant le moindre risque.

 


Kaili Blues

La fiction, enfin

Quelques mots de Chigasaki Story et de C’est l’amour.

Le premier était en compétition, charmant premier long métrage japonais d’un étudiant au Japan Film Institute qui n’avait même jamais réalisé un court auparavant et s’est lancé tête foncée dans une fantaisie qui convoque Woody Allen, Hong Sang-Soo et le fantôme d’Ozu (rien que ça) pour raconter quatre jours de la vie d’une pension centenaire de la côte Est du Japon : ébats furtifs en cuisine, balades sur la plage et engueulades entre copines jonchent un film inégal mais réjouissant dans ses excès, par l’équipe de production à qui on devait le très subtil Au revoir l’été (2014). 

Le second était présenté en séance spéciale, c’est le prochain film de Paul Vecchiali, qui vient à 85 ans de terminer son deuxième long en moins d’un an. Celui-ci sortira au printemps prochain, et rassemble à nouveau Pascal Cervo et Astrid Adverbe après Nuits blanches sur la jetée (2015). Le film en est d’ailleurs un peu son envers, Vecchiali partant ici non pas d’une rencontre fortuite mais décidée : Odile choisit de coucher avec Daniel pour se venger de son mari peut-être infidèle. Le cinéaste y évoque la peur de l’amour et de la solitude, les ravages de la guerre et de l’alcool et use de décrochages narratifs qui font de C’est l’amour une nouvelle réussite, entre changements de points de vue au sein d’une même scène et trouvailles formelles qui essaiment un film pas exempt de maladresses mais toujours passionnant.

Chigasaki Story et C’est l’amour avaient en commun, et ce n’est pas rien, d’être parmi les seuls films présentés à Belfort à travailler la plus pure des fictions, même si fondée sur le terrain d’événements et sentiments qui sentent évidemment le vécu. Irruption bienheureuse dans cette trentième édition marquée par ailleurs de films toujours dignes d’intérêt mais inquiets, qui souffraient parfois d’un excès de solennité. Qu’ils aient été sélectionnés à Belfort prouve néanmoins que le festival Entrevues, s’il se veut témoin d’un état du monde, n’en oublie pas que le cinéma est aussi l’art de raconter des histoires.

 


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