Barcelone chez Woody Allen : personnage bohème et sentimental

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Alors que New-York et Londres servaient de catalyseurs à la nervosité, ainsi que de complices, Barcelone brouille les attentions, les sentiments et les attentes de ses protagonistes. Woody Allen instaure un nouveau rapport entre décor et dramaturgie.

Vicky, Cristina, Barcelona : trois noms pour trois héroïnes. Les deux premières déambulent dans les rues de la troisième en touristes aveuglées, ou est-ce l’inverse…  La particularité du 44ème long-métrage de Woody Allen demeure dans l’aura de la cité catalane, nouvelle déclinaison du décor citadin. Cinéaste de l’urbain, il a longtemps choisi comme unique décor sa ville natale, New York. Pourtant, infidélité fut de mise avec La trilogie Londonienne, 3 films pour 3 genres. Un chemin qui le conduisit à traverser l’Europe du Nord au Sud.

Woody Allen, comme le rappellent les cadrages de ses longs-métrages, filme la ville et son urbanisme, choisit méticuleusement sa forme en concordance avec sa dramaturgie. A Londres, cette capitale fut la réplique de New York, les cadres et les relations espace-dramaturgie furent à l’identique ou presque… Car déjà, des indices laissaient poindre de nouveaux horizons dans Scoop et Le rêve de Cassandre. Effrayé par la campagne, c’est pourtant dans celles-ci, avoisinantes de la capitale anglaise, qu’il se réfugie à mi-temps. Le final de Scoop est en cela le plus éloquent. Sondra, qui a mené l’enquête pour retrouver la piste du présumé « Tueur de Tarot », sera  noyée par Peter Lyman, à des kilomètres de Londres et de témoins, entre un jardin « à la française » et un immense lac. Pourtant, le lac cache ses mystères et révèle le dénouement sans aucun scoop : Sondra, trempée mais saine et sauve, ne s’est en réalité pas trompée sur le coupable. Des preuves sont aussi perceptibles dans la description – perpétuelle – de la classe aisée londonienne dans Match Point, lorsque la famille Hewett part dans leur maison de campagne. Cette nouvelle adaptation aux espaces ruraux demeure un point charnière, de noeud dramatique et de manipulation, dans les films, qui marque les esprits de glamour (baiser passionnel entre Nora et Chris sous une pluie diluvienne dans Match Point) comme de burlesque poussif (dans Scoop, la Smart de Splendini traverse le champ à toute allure, s’écrasant hors-champ dans un arbre.)

Avec Vicky Cristina Barcelona,  le cinéaste semble poursuivre et achever cette entreprise nouvelle. Woody Allen réalise une fable touristique et rurale dans une ville magnifiée par un visuel éblouissant. Il ne fait aucun doute, le new-yorkais s’est attaché à la ville catalane, comme il le confirme : « Lorsque j’ai commencé ce scénario, je n’avais d’ autre intention que d’écrire une histoire dont Barcelone serait le personnage principal ». Personnage central, la cité catalane insuffle aux personnages un désordre tumultueux de sens et au cinéaste sa trame narrative. Vicky vient à Barcelone afin d’ achever sa thèse sur l’Identité Catalane tandis que Vicky, appareil photo en bandoulière, arpente les rues aux bras de Juan Antonio. Alors que ces indices tendent vers une réduction clichée de la ville, une planéité de cartes postales, Woody Allen joue avec abondance de cet îlot touristique et paradisiaque, de cette aventure éphémère où le temps est  compté.

 

     

La caméra de Woody Allen développe une construction visuelle indiquant clairement l’importance de la ville dans la perception sensitive de celle-ci. Exceptés pour les skylines, les protagonistes sont généralement intégrés en premier lieu dans le récit, consacrant les  répliques cultes et mots d’esprit de l’inépuisable dialoguiste. Puis, l’architecture s’invite en plan large, faisant office d’une pause dans l’interprétation des acteurs. Dans le cas de Vicky Cristina Barcelona, les plans d’architecture donnent le tempo du film et glorifient l’image d’une beauté esthétique incontestable. Un zoom sur des oeuvres architecturales, essentiellement celle de Gaudi, entraîne une intégration des personnages dans le cadre. Cette forme véhicule la sensation non pas d’un étouffement comme avec les buildings et les rues orthogonales de Manhattan, mais d’une ouverture paisible pour le récit. Ainsi, le baiser entre Cristina et Marie Elena, qui a lieu dans une chambre de développement photographique, est relaté par Cristina sur un ton désinvolte, dérangeant les moeurs puritaines du mari de Vicky tout en réveillant la jalousie de cette dernière. La séquence, résumée en flash-back, révèle une architecture close, une boite, telle la camera obscura, ancêtre du cinéma, où dans la chambre noire, tout pouvait être enregistré en fonction des fantasmes du créateur. A l’image du rouge du laboratoire photo, des chemises mais aussi des peintures étincelantes et agitées de Juan Antonio, Barcelone se range dans la catégorie des villes modelées par les fantasmes du démiurge, gouffre de l’imaginaire, lieu d’une architecture cérébrale, de désirs et de souvenirs.

Barcelone, comme jadis New York et Londres, ne quitte pas son pouvoir de décor urbain, mais le transforme dans un sens inexploré : l’aura de la ville englobant tous les sentiments et les personnages. En cela, Woody Allen outrepasse son travail précédent, abandonnant les feux d’artifices célestes, supprimant l’évocation structurée et complice d’une combinaison décor/construction de l’image.

Cette nouvelle conception des décors citadins profile une continuité inattendue dans son parcours européen, et répond à une nouvelle considération du rôle de la ville. Par la fluidité temporelle, il brise l’épicentre qu’était New York et constitue non pas une ville géographique, mais une culture, indéniablement européenne.

 


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