Avec « Aux mains des hommes », la jeune réalisatrice Katrin Gebbe signe un premier long métrage percutant et sans concession sur le Mal, avec une puissance devenue rare de nos jours.
Rares sont les films qui parviennent à développer une idée, un concept philosophique au plus près de sa totalité, de sa portée universelle. Le plus souvent, un metteur en scène se contente de prélever une simple émanation, une parcelle d’un thème, pour façonner ses personnages et construire un scénario. Par exemple, si tel protagoniste doit être bon ou mauvais (au sens moral) ce trait de caractère ne sera, dans la plupart des cas, qu’un simple reflet imparfait (les personnages auront d’autres attributs) des concepts de Mal ou de Bien, nichés, eux, très hauts dans le monde des idées cher à Platon. Aux Mains des Hommes fait partie de ces films pourvus d’une telle puissance évocatrice du Mal et de son inverse, le Bien, qu’on peut le ranger aisément dans une catégorie de films radicaux qui parviennent à prendre à bras le corps des idées, des concepts, à travers une histoire et des personnages, et qui, partant, donnent quasiment lieu à des scènes d’expérimentation philosophique. Le dossier de presse, d’ailleurs, mentionne que le film de Katrin Gebbe a été rapproché, par certains, d’œuvres de réalisateurs prestigieux et notamment du Funny Games (1997) de Mickael Haneke ou de Salò ou les 120 journées de Sodome (1975) de Pasolini. Ces critiques-là ne se sont pas trompés – même si le compliment est venu de détracteurs…
Une fois le film vu, la subdivision en trois parties du film de Katrin Gebbe : « foi, liberté, espérance », peut nous faire penser aux chapitres de Breaking the Waves (1996) de Lars Von Trier. Quoi qu’il en soit, on ressent tout au long du film de la réalisatrice allemande, une dimension éminemment religieuse voire mystique, comme d’ailleurs dans le film de Lars Von Trier. Dans Aux mains des hommes, inspiré d’un fait réel, le jeune Tore, appartenant à un groupe de punks chrétiens, les « Jesus Freaks », tombe par hasard sur Benno, lequel l’invite à venir habiter chez lui. Tore partage donc la vie de Benno et de sa famille, quand soudainement ce dernier – sans que rien ne le laisse vraiment prévoir – frappe Tore au visage. L’irruption de cette violence, à cet instant précis, a de quoi glacer le sang car rien ne la motive – elle est strictement gratuite. On comprend alors que la cruauté de Benno, dorénavant, n’arrêtera plus de se déchaîner sur le jeune homme, et culminera avec une scène d’une atrocité inouïe dans laquelle Benno et sa femme obligent leur souffre-douleur à ingurgiter un poulet avarié. Pas une fois au cours de son long supplice Tore ne cherchera à se défendre ni même à s’enfuir. Cette attitude stoïque de l’adolescent est un des aspects les plus intriguants et fascinants du film. Katrin Gebbe a t-elle voulu ériger son protagoniste en mystique intégral ? Ou alors en adepte pratiquant de Saint Matthieu qui dans son évangile (Mat 5.38-42) écrit : « Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre joue » ? Nous ne pencherons pas pour la thèse de l’illuminé mais plutôt pour celle de la personnification du Bien, à l’exact opposé de celle du Mal, campée par Benno. La torture subie par Tore ressemble à s’y méprendre à un supplice christique, à un chemin de croix dans l’Allemagne beauf contemporaine. Pour montrer que Tore est bien le personnage central (et la lumière qui sauve les autres), la réalisatrice le suit toujours avec sa caméra de telle façon que nous vivons son calvaire au plus près. Autre interprétation, littéraire celle-là : l’inspiration – que Gebbe confesse elle-même avoir eue – trouvée chez Dostoïevski en la personne du Prince Myshkin, le héros de L’Idiot (1869). Ce dernier, comme Tore, aux confins de la naïveté, est un être profondément bon, maltraité par les autres.
Il faut bien le dire : ce premier long métrage de Katrin Gebbe peut perturber quelques âmes sensibles. Mais justement, si Katrin Gebbe filme ici des moments de cruauté parfois insoutenables, ce n’est jamais gratuit. Ce n’est pas pour exhiber le mal pour le mal, en pure perte, histoire de faire un film violent, un de plus. Non, ce qu’elle dévoile, en réalité, c’est notre propre nature. Après une telle démonstration hyper-réaliste et mystique à la fois, nous sommes plongés dans un abîme de perplexité, d’effroi, de questionnements moraux, ou alors… dans le déni et la fuite.
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