Au hasard Balthazar ou les tribulations de l’âne rédempteur

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La Fable est un genre naturel, une forme d’invention inhérente à l’esprit de l’homme, et elle se retrouve en tous lieux et en tous pays. Sainte-Beuve

Robert Bresson ouvre son film sur le braiement guttural de l’âne qui vient clore le générique ; en donnant ainsi le diapason discordant. Jeune pousse dans le décor champêtre, l’ânon Balthazar folâtre dans la paix bucolique. Il est cajolé et on le régale volontiers de pincées de sel .Il est une mascotte familière autour de laquelle gravitent jeux et idylles enfantins.

Dix ans ont passé et un intertitre plus loin, l’on retrouve l’âne rendu sans autre forme de procès à sa condition première de bête de somme, de trait ou d’attelage. Les rustres lui font porter le bât, l’étrillent, le brident et le ferrent dans le même temps.

Taillable et corvéable à merci, il courbe l’échine sous les coups et le poids de son fardeau. Mais l’âne bâté n’est pas celui qu’on croit. C’est sans ambages que Bresson plante ce préambule d’airain à sa parabole picaresque en un raccourci saisissant de plans fixes marqués de son estampille.


L’âne Balthazar : fil rouge d’une fable édifiante

A la manière mordante des fabliaux du Moyen Age, Robert Bresson nous dépeint l’odyssée de l’âne Balthazar qui chemine cahin-caha au rythme des vicissitudes de son existence. La fable se veut satire sociale. En moraliste scrupuleux et avec une rigueur toute mystique, il met à jour la rusticité de la condition paysanne et le cynisme du monde moderne. L’âne devient le fil rouge de son récit édifiant.

Ce que le spectateur retient du film est proportionné à son degré d’empathie avec l’âne. Habilement, Bresson « éperonne » ce rapport émotionnel à l’âne qui nous « arrache » tour à tour de l’affliction, du dégoût, de la révolte ; plus difficilement du pardon comme le voudrait le réalisateur citant la sainte Bible : « Il faut pardonner. Il vous sera beaucoup pardonné si vous avez beaucoup souffert ». Essentialiste, l’auteur janséniste choisit de dire l’indicible mais d’une façon indécelable qui procède par itération. La gestuelle est le vecteur des intentions et le seul parler vrai chez les petites gens et ici les culs-terreux. L’insert son mode rhétorique minimaliste.

De bête de somme tirant la carriole de foin, l’âne devient bête de trait tirant le soc de la charrue. Et Bresson de condenser les deux actions dans une translation uniforme par un raccord dans le mouvement en fondu enchaîné. Le cinéaste procède par ellipses et refuse l’artifice du mouvement d’appareil qu’il juge contre-nature. Plus loin dans la narration, l’âne fera tourner la meule à broyer sous la férule du matois grippe-sou et marchand de grains campé par l’écrivain Pierre Klossovski. Tirés au cordeau, les coupes franches lissées par les fondus enchaînés se succèdent au gré du cheminement de l’âne au point qu’on n’en distingue plus la césure à l’oeil nu. La morale sous-jacente aux saynètes est laissée à l’appréciation du spectateur qui en remplit les interstices et les pointillés.

 

Souffre-douleur christique et dernier archaïsme d’une ruralité obtuse

L’âne obnubilé est tout entier le catalyseur des intentions humaines, bienveillantes ou malveillantes. Docile par nature, il concentre tous les malheurs du monde.

Le spectateur projette alors des sentiments humains sur une créature qui en est dépourvue a priori. D’où un perpétuel dévoiement : plus l’animal est vilipendé, plus il se mue en martyr. Son insensibilité apparente aux outrages qu’il subit en font le témoin oculaire involontaire de tous les vices de l’humanité : l’avarice, la cupidité, le péché de luxure, l’inceste, le meurtre, la cruauté au nombre des sept péchés capitaux que Bresson égrène en autant de saynètes dépouillées jusqu’à l’ascèse.

La stupeur hébétée de l’âne lui ôte jusqu’à la perception de la douleur. En victime expiatoire des maux de l’humanité, iI traverse le film sans dévier « mordicus » du chemin que lui assigne le réalisateur : un chemin malaisé de pénitent. Bresson confiera que l’argument de son film lui est venu à la lecture d’un passage de  L’Idiot de Dostoïevski.

Balthazar, en symbole de la foi chrétienne qu’il représente à son échelle, endure un véritable calvaire semé d’épreuves initiatiques. Impavide, il trottine d’une déception à ‘autre, d’une souffrance à l’autre. Balthazar est aussi le dernier archaïsme d’une ruralité vivant les soubresauts du passage obligé à l’industrialisation. Il est jugé « ridicule et rétrograde » par le père de Marie que l’orgueil même empêtrera dans ses affaires autant que dans ses contradictions.


L’itinéraire initiatique de Marie : de jouvencelle vertueuse à jeune fille affranchie

Son « alter ego » dans l’endurance et la mortification n’est autre que Marie « pleine de grâce ». L’allusion est sans équivoque. Tous deux sont humbles et serviables à leur manière. Mais Bresson se refuse pour autant à tout anthropomorphisme. « Les hommes sont exposés aux entreprises du diable en raison de leur sainteté », dit en substance Chateaubriand. De fait, en perdant son innocence, Marie perdra sa pureté et vendra son âme au diable (probablement) tout en s’éloignant de son indéfectible ange gardien, l’âne mais aussi Jacques, son béguin d’enfance qu’elle qualifie à dessein de « nigaud » par mimétisme avec l’âne servile.

Aux dérobades de Marie répondent les reculades de Balthazar par un synchronisme entêté. Certaines scènes en particulier cousinent avec les marivaudages des Contes moraux de Rohmer mais cette fois dans le non-dit et l’évitement et non le badinage.

Avec l’âne, (la vierge) Marie, les bœufs du champ de foire et les moutons du final, Bresson recompose le bestiaire biblique des animaux sanctifiés. Les séquences où Marie est d’abord accostée puis séduite par Gérard, le mauvais garçon, véritable « incarnation du mal » selon Bresson sont paradoxalement symptomatiques dans leur retenue et l’extrême violence de leur portée signifiante. C’est lui qui déflorera la virginité de Marie.

Bresson connote ses personnages : Gérard est définitivement le « blouson noir » qu’il porte. Marie porte le sarrau à carreaux qui la dénote en tant que paysanne. Arnold, le clochard, porte la fruste défroque du réprouvé qui sera rossé comme l’âne; se voyant décocher une avalanche de coups de pieds.

Mimant les Rameaux, alors qu’elle pare de fleurs le front de l’âne dans la nuit tombante, Marie esquive une première fois l’effleurement du jeune séducteur qui, par dépit, rouera l’âne de coups de pieds comme un souffre-douleur qu’il est dans l’imaginaire collectif ; rejoint dans cette tâche exécutoire par ses acolytes.

 

L’héroïne martyre et le diable probablement

Mais la dérobade précède l’abandon de soi et la possession. Revenant à la charge cette fois dans l’espace confiné d’une deux-chevaux-symbole comme l’âne d’un moyen de transport inépuisable (et d’ailleurs un âne vaut bien deux chevaux par sa force de travail)- sans la moindre ambiguïté sur ses intentions, Gérard provoque l’attouchement qu’elle repoussera par deux fois avec un geste de refus pour mieux lui céder l’instant d’après. Elle singe alors les revirements asiniens. De guerre lasse, elle s’avouera vaincue dans un tacite renoncement matérialisé à l’écran par deux écoulements lacrimaux de madonne.

Abusée, l’héroïne fait, malgré elle, son éducation sentimentale et passe sans transition de jouvencelle vertueuse à quasi-femme affranchie. Anne Wiazemsky, petite-fille de François Mauriac, alors toute jeune héroïne du film, relate dans Jeune fille, son journal intime, le sadisme de son « impitoyable mentor ». Ce dernier use de subterfuges pour obtenir ce qu’il veut dans la relation exclusive qu’il a patiemment tissée autour d’elle telle l’araignée étouffant sa proie.

Plus loin dans la narration, elle succombera aux avances du vieux grigou cauteleux (le marchand de grains) et, à l’exemple de la femme lapidée dans la bible, sera dépouillée de ses oripeaux par la bande de délinquants conduite par Gérard, son vil suborneur.

Toujours dans ses mémoires romancées du tournage, Anne Wiazemsky alias Marie confiera que Bresson aurait lui-même esquissé de façon récurrente plusieurs démonstrations affectueuses à son endroit et voulu l’embrasser mais comme un féal rimbaldien sa muse et qu’elle aurait alors abandonné sa propre virginité à une personne de l’équipe de tournage pour mieux conjurer les chastes visées du réalisateur.


L’ordalie de deux êtres vaincus par la douleur du monde

Au même titre que l’âne est vénéré dans la Bible, il est l’Elu de Dieu comme Marie, la jeune ingénue mal dans sa peau, est abîmée dans la piété et presque confite en dévotion. Jeanne dans le film précédent de Bresson : Le procès de Jeanne d’Arc (1962) préfigurait Marie qui, elle, « fendra l’armure » à l’insu de son plein gré. Le parcours de ces deux compagnons d’infortune que sont, à leur manière, Marie/Balthazar est un long chemin de croix, l’ordalie de deux êtres vaincus par la douleur du monde.

« L’âne et la femme doivent être menés au bâton » assène le vieux dicton et le présage semble inéluctable. Marie prend volontiers des poses alanguies de piéta ou de mater dolorosa, rappelant en cela les toiles des primitifs flamands. A l’instar de Jeanne (d’Arc), elle porte non la spartiate tunique de lin blanc de la sainte promise au bûcher mais une chemise de nuit immaculée et marche pieds nus telle une martyre. Le mysticisme exacerbé de Bresson trouve ses résonances les plus intimes dans ce baptême du feu qu’il inflige à ses icônes.

Les métamorphoses de l’âne – on pourrait dire aussi de l’âme pour ce qui est de Marie – se succèdent dans un précipité d’images : ânon, bourrique puis cadichon savant pour un cirque – c’est bien connu : les ânes ont une mémoire d’éléphant – où, reconnaissant au nombre des spectateurs, Arnold, le marginal qui le maltraite sous l’emprise de l’alcool, Balthazar braie puis se cabre en réaction ; écourtant son numéro pour être irrémédiablement renvoyé à son destin de supplicié.

Bresson brouille les cartes et donne « le coup de pied de l’âne » aux conventions. Aux bassesses humaines proprement révoltantes qu’il subit, l’âne oppose une endurance obstinée qui n’est qu’une forme de refus stoïque. A l’aune des affres du baudet, le metteur en scène sonde impitoyablement l’âme humaine et ce qu’elle montre de plus vil. L’entêtement vient des humains et ce sont les acteurs qui « ânonnent » leur texte face au mutisme éloquent de l’animal. Au fond, Bresson n’aurait pu rêver acteur plus malléable que l’âne cantonné par essence à un rôle minimaliste. Même si les réalités du tournage durent composer avec ses indocilités comme le raconte Anne Wiazemsky.

 

Un pur cinéma de l’ascèse et du paradoxe

Au hasard Balthazar aurait pu tout aussi bien s’intituler « Haro sur le baudet » sans que personne n’y trouve à redire. Comme un esprit qui vagabonde, Bresson esthétise la réalité dans un naturalisme parfois cocasse, souvent obscène, tout en focalisant sa caméra sur l’itinérance chaotique de cet âne domestique et la constance qui le caractérise devant les épreuves qui émaillent son chemin des plus escarpés.

Dans une France profonde de la ruralité réfractaire aux signes les plus tangibles de la modernité, l’âne est une figure « candide », presque redondante. Celle des gentils, des pauvres, des faibles et des opprimés dont le sort est scellé d’avance à l’instar de cette bourrique qui bute inexorablement sur la réalité et n’en « démord » pas pour autant. L’âne ne trouvera aucune amélioration à son sort sinon dans la mort car il est intrinsèquement ce qu’il est : docile, serviable, humble et conciliant à l’extrême dans un monde stupidement autiste.

Au terme de l’ultime et funeste escapade de Balthazar et bouclant ainsi la boucle, Bresson ne peut s’empêcher de donner un tour d’écrou allégorique à sa fable : blessé à mort, l’animal titubant achève sa déambulation sur le flanc en « brebis égarée » qui recolle au troupeau dans un moutonnement pastoral.

Osons ce coq-à-l’âne en disant que l’apologue n’a pas ni queue ni tête. Bien au contraire : à travers l’imagerie désespérément naïve, voire pieuse par endroits, que véhicule sa fable tragicomique, Bresson mène une charge virulente contre la bêtise humaine. L’âne n’est là que pour tendre un miroir grossissant à l’époque qui révèle au grand jour sa triste aberration. C’est un pur cinéma de l’ascèse et du paradoxe que Robert Bresson livre à notre méditation où triomphe son refus viscéral de céder au voyeurisme de l’émotion tour à tour contenue, refoulée puis sublimée.

Titre original : Au hasard Balthazar

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Durée : 95 mn


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