Attenberg

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Athina Tsangari mêle éducation sentimentale et biologie dans une tragi-comédie grecque, joueuse et distanciée.

« Comme les garçons et les filles de mon âge, connaîtrais-je bientôt ce qu’est l’amour ? / Comme les garçons et les filles de mon âge, je me demande quand viendra le jour… » Dans une chambre triste, quelque part en Grèce, Marina se le demande aussi, jouant sur une guitare électrique débranchée une version déphasée de la fameuse rengaine de Françoise Hardy. Son amie Bella, vautrée sur le lit, répète ces paroles étranges, dans un français qu’elle ne comprend pas. S’ensuit un long clip mélancolique, la caméra balayant des courts de tennis désolés, puis une avenue nocturne où les deux jeunes femmes déambulent. Ce karaoké suranné n’est pas une simple coquetterie, puisqu’il dévoile les enjeux narratifs et formels d’Attenberg. L’histoire de Marina est bien celle d’une éclosion au désir, un sentiment trouble qu’elle a jusqu’ici refusé en bloc. Réfugiée dans une adolescence prolongée, elle traîne son « âme en peine » dans une cité industrielle, où elle vit seule avec Spyros, son père malade. « Sans joie et pleine d’ennui », elle regarde les documentaires animaliers de sir David Attenborough, apprend à embrasser en suivant les travaux pratiques de sa camarade plus délurée. Comme dans les westerns, l’arrivée d’un inconnu en ville bouscule cette routine et oblige Marina à sortir de sa chrysalide.

Tous les garçons et les filles, comme Le Temps de l’amour – repris dans l’épilogue – ont marqué de leurs refrains aigres-doux l’année 1962. Une date tout sauf innocente pour Athina Rachel Tsangari, dont la mise en scène dialogue fortement avec cette époque fondatrice pour le cinéma « moderne ». Les quatre-vingt quinze minutes d’Attenberg titillent de nombreuses figures tutélaires : Jean-Luc Godard (période Vivre sa vie) pour son portrait d’un personnage féminin en mouvement, son goût des instants vides et son désœuvrement ludique ; Marco Ferreri, pour ses paraboles sociales et son art du grotesque (Marina imite les gorilles comme jadis Michel Piccoli mimait le torero dans Dillinger est mort) ; Rainer Werner Fassbinder, pour le mélodrame sec et les « promenades » inspirées du Bouc ; enfin Michelangelo Antonioni, notamment Le Désert rouge, dont la cinéaste reprend certains principes (le décor urbain traité comme une abstraction, les aplats monochromes) quand elle n’en cite pas carrément des passages (le sandwich recraché par Marina, le dernier plan…)
 

Ce recyclage de formes anciennes correspond parfaitement à l’ambition d’Athina Rachel Tsangari, qui s’amuse à varier les genres et les registres. Aux séquences très dialoguées – montées comme autant de courts duels avec des répliques au tac au tac – répondent des intermèdes burlesques, entre la danse et le « Ministère des Démarches idiotes » cher aux Monty Python. Ce refus de la psychologie et du naturalisme, cette distanciation constante rappellent Canine, déjà produit par Athina Rachel Tsangari, et réalisé par Yorgos Lanthimos, qui incarne ici l’étranger… Les deux films, hâtivement présentés sous le sceau d’une « nouvelle vague grecque » – alors qu’ils soulignent avant tout le dynamisme d’une petite équipe – offrent certaines similitudes : vision caustique des rapports humains, plaisir de l’artifice et jeu sur le langage… Ils s’attachent par ailleurs à des personnages assez proches : de jeunes adultes qui ne décollent pas d’un état d’enfance, vivent en vase clos, éprouvent curiosité et dégoût vis-à-vis du sexe, nouent avec leurs parents une relation fusionnelle. Néanmoins, si Canine optait pour un style provocateur et une critique acerbe des structures familiales, Attenberg trace un sillon plus intimiste, et ne renonce pas à l’émotion derrière l’ironie.

Malgré ses grandes qualités d’écriture, le film n’évite pas certains écueils. Une fois décryptée, la structure du récit se révèle assez mécanique, et les ruptures de ton ne surprennent plus vraiment. Débarrassée de ses multiples tours et détours, l’intrigue apparaît même plutôt banale : l’ouverture au monde d’une jeune femme, combinée à la mort de son père, ne s’impose pas comme un sujet bien neuf. Ces liens affectifs entre Marina et Spyros sont pourtant traités avec nuance : ils mettent en relief une complicité (les discussions sans tabous autour de leurs expériences respectives), un héritage (le monologue politique sur les hauteurs d’un immeuble), voire une possible inversion des rôles (à l’arrière d’un scooter, le père s’accroche à sa fille comme un gamin perdu ; plus tard, Marina le pousse en fauteuil roulant dans les couloirs d’un hôpital). Dommage que les autres personnages (Bella et l’ingénieur) soient davantage sacrifiés sur l’autel des archétypes : ils existent d’abord comme points de repère pour Marina. Attenberg marque cependant l’émergence d’un ton original et ouvre de belles promesses pour l’avenir. 
 

Titre original : Attenberg

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Durée : 95 mn


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