Ariane… avec un nom pareil, la charmante et toute mimi Audrey Hepburn était prédestinée à incarner une héroïne fine et astucieuse. Demoiselle certes inexpérimentée mais hardie, gonflée à bloc par un idéalisme forcené, c’est armée d’une pelote de mensonges tous plus romanesques les uns que les autres qu’elle réussira à embobiner Gary Cooper, l’impitoyable businessman, séducteur mécanique et compulsif, en lui fourrant implacablement le nez dans son étron de superficialité arrogante. On peut mener une vie à première vue parfaite, et vivre dans la plus grande des misères affectives… Avanti ! (1972) reprendra plus tard une configuration similaire : une curieuse demoiselle, fraîche et déconcertante, explose avec grâce et fantaisie la cervelle d’un mâle efficace et carriériste, bouleversant du même coup sa conception étriquée de la vie, de la réussite sociale et de l’amour. Comme Avanti !, deux heures de pur plaisir durant lesquels on ne se lasse pas d’observer chaque détail, de se délecter de chaque répartie, d’observer la lente et délicate métamorphose de deux personnages a priori incompatibles, l’épanouissement de deux fleurs qu’on aurait trop longtemps arrosées au formol.
Si Jacques Demy est l’un des rares cinéastes à nous prouver, non sans mélancolie, qu’on gagne toujours à vivre pour voir demain, que l’inespéré peut débouler à tout moment dans l’existence à condition d’évacuer ses forteresses et de s’exposer à tous les vents, Billy Wilder est l’un des rares cinéastes à nous souffler qu’on gagne toujours à croire en l’humanité. Elle renferme parfois des trésors insoupçonnés… Les gens se contentent la plupart du temps d’être seulement ce qu’on attend d’eux. Faut-il leur en vouloir ? Non. Il n’y a pas de fatalité pour Billy Wilder, seulement de belles rencontres.
« Il se croit invulnérable. Mais j’ai trouvé la faille. […] Ce sont des êtres bizarres. Enfants, on leur redresse les dents, on leur retire les amygdales et on les bourre de vitamines. Ils mutent à l’intérieur. Ils deviennent immunisés, mécanisés, air-conditionnés et hydromatiques. Je ne suis pas sûre qu’il ait un cœur. »
« Is it a bird ? Is it a plane ? » Une chose est sûre, ce n’est pas Superman. Comme dirait Ariane, « c’est un américain ». Et pour Billy Wilder, on sait que c’est une pathologie en soi. Suite à ses déboires critiques, l’européanophile Avanti ! se révélait comme une attaque frontale du puritanisme américain. Billy Wilder n’a toutefois pas attendu les années 1970 pour nourrir un vif esprit critique vis-à-vis de l’étouffante culture protestante et maccarthyste en passe de conquérir la planète. Rappelons à tout hasard qu’en 1957, la censure a classé C comme « Condamnable » ce film intitulé en anglais Love in the Afternoon, en référence aux rendez-vous clandestins fixés l’après-midi entre les deux protagonistes, évidemment pas pour jouer aux cartes. Pour contrecarrer la sentence, Wilder s’est senti contraint de rajouter une voix off à la fin pour adouber officiellement, par le mariage, l’union de ces deux êtres, pour le meilleur et pour le pire, jusqu’à ce que bla bla bla…
« If I only had a heart ! » (1)
« Tout le monde est heureux, personne ne souffre » ? Tout le suspense du film réside ici : Flanagan va-t-il retrouver son cœur et son cerveau ? Va-t-il enfin redevenir un homme ou demeurer à l’état d’épouvantail ? Chez Billy Wilder, les thèmes de la sexualité et de l’épanouissement personnel n’ont absolument rien à voir avec la manière dont ils ont été instrumentalisés avec profit aujourd’hui par le consumérisme. Sa lutte contre la censure est aussi bien une lutte contre la réification des humains, contre la dépersonnalisation des hommes au profit de la rentabilité souveraine. Ariane ne veut pas d’un collier de perles, elle vaut bien plus que ça. Les studios y tiennent, et pourtant… Nul besoin d’être bagué, au sens propre comme au figuré, pour s’attacher. Là où certains envisagent les relations humaines comme un investissement financier, Billy Wilder prône un hédonisme incorruptible et égalitaire, dégagé des symboles du pouvoir, de la bienséance et des codes sociaux.
Ce détournement est opéré jusque dans la composition des plans. Dans Avanti !, un bouquet de fleurs s’était substitué un instant au visage de Jack Lemmon alors transformé en légume décoratif, ici, c’est la fluette Audrey Hepburn qu’on dissimule derrière son étui de violoncelle alors qu’elle fonce vers le Ritz dans la mini voiture de Michel. Bien plus pervers qu’un simple ressort comique visuel, il faut voir dans ces parties de cache-cache, un chassé croisé dialectique entre la personne, unique, et sa fonction sociale, interchangeable, qui tend cependant à se substituer à l’individu. Ce dualisme contenu/contenant atteint évidemment son paroxysme le plus tonitruant dans les travestissements subversifs de Certains l’aiment chaud (1959). La jeunesse d’Ariane face à la soi-disant maturité de Flannagan résonne comme un appel à l’enfance idéalisée, le retour à un état sauvage encore dépoli et peu soucieux de son image publique.
Flannagan, assez peu imaginatif, déploie d’ailleurs un rituel standard pour faire craquer toutes ces dames : une chambre au Ritz, un combo de musiciens tziganes, un slow langoureux sur l’air de Fascination pour clôturer en beauté un dîner luxueux. Wilder pousse la moquerie à la limite de la parodie… Son groupe de tziganes le suit partout, en barque sur la rivière, et jusqu’au hammam. Jamais bande son de comédie sentimentale n’a semblé aussi encombrante et pourtant si appropriée. Dans une romance classique, on fait en sorte que la musique reste en off pour nimber de volupté (toujours fort subtilement !) le couple phare, matérialiser les papillons gazouillant dans leurs ventres, et célébrer les paillettes illuminant les battements de cils et regards langoureux de tout bon transi. Ici, la bande son évolue dans le cadre, en chair, en os et en costard, de la manière la plus ridicule qui soit.
Déplacer ce que l’opinion publique considère être à sa juste place et au juste prix pour mieux dévoiler l’absurdité de nos sages aspirations anormalement normalisées… On songe tendrement à Lubitsch. D’autant plus que Billy Wilder a travaillé pour le maître comme scénariste sur La huitième femme de Barbe-bleue (1938) et Ninotchka (1939)…
« Où est votre place ? Là où vous êtes heureuse. Si vous voulez donner des écureuils aux noix, qui peut dire « des noix aux écureuils » ! » (2)
Est-ce un hasard si, comme dans Cluny Brown (La Folle ingénue, 1946), l’histoire finit dans un train ? Avec Ariane, Billy Wilder offre sans nul doute l’hommage le plus criant au modèle incontestable dont il a hérité la bienveillance humaniste, l’indomptable subtilité et la sauvagerie la plus raffinée. Nostalgie ? Probablement. Si le final euphorique de Cluny Brown laissait présager du meilleur, celui d’Ariane maquille une sensible gravité. Trottinant à côté du wagon, retenant ses larmes tout en continuant à jouer les gros durs devant un Gary Cooper impassible, Audrey Hepburn, terriblement émouvante, a bien failli rester sur le carreau. On a eu très peur que le petit cœur de David se retrouve broyé par les gros pieds de Goliath… Thésée a bien laissé tomber son Ariane pour devenir roi d’Athènes. Heureusement, le sulfureux Dionysos l’a kidnappée… Lubitsch a insufflé à la comédie romantique hollywoodienne la brise émancipatoire que Billy Wilder semble déjà regretter alors qu’il réalise Ariane. Qu’en reste-t-il aujourd’hui en Europe ?
(1) L’homme de fer, dans Le Magicien d’Oz (1939)
(2) Belinski, dans Cluny Brown