Andrei Arsenievitch Tarkovski, cinéaste de la mémoire

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Tarkovski fait partie de ces réalisateurs, à l’instar de Bergman ou Kurosawa, que l’on admire de loin, sans trop connaître, mais qu’il est de bon ton aujourd’hui d’aimer.

Introduction

Tous les critiques le plébiscitent, l’encensent, tous trouvent son style « divin », et ses travaux «magiques», il est pour eux l’un des génies de ce siècle ; mais il en était tout autrement du vivant du cinéaste. Tarkovski a toujours été un réalisateur qui a divisé les foules, malheureusement pour lui pas vraiment en parts égales. Il comptait bien quelques adeptes mais ils étaient peu nombreux, la grande majorité ne le comprenait absolument pas et le rejetait en bloc, surtout dans une Union Soviétique où l’esthétique était imposée par le pouvoir et où tout ce qui s’écartait de la norme était mal vu, rapidement condamné et censuré. Tarkovski ne pu réaliser que sept long-métrages, un moyen-long et un court durant près de trente ans de carrière.

Pourtant il continue d’exercer une influence très forte sur les cinéastes contemporains : les plans, le rythme, le cadrage de Zviaguintsev, récent Lion d’Or au festival de Venise en sont une parfaite illustration. Pourtant mon intérêt s’est porté sur Tarkovski pour d’autres raisons. En réalité assez par hasard. Ayant grandi en Union Soviétique, on m’avait lorsque j’étais encore très jeune imposé de regarder un de ses films, le plus consensuel et le plus abordable du moins (l’Enfance d’Ivan). Je ne l’avais pas trop aimé, surtout pas trop compris et me rangeais du coté des détracteurs de Tarkovski. Mais il y a peu je tombai sur un article écrit par Tarkovski lui-même à l’occasion de la sortie internationale, justement, de l’Enfance d’Ivan. C’était le premier long-métrage d’un jeune réalisateur, peu connu à l’époque (l’est-il véritablement beaucoup plus aujourd’hui, hors de quelques cercles d’amateurs?) et qui selon les critiques annonçait la « Nouvelle vague » du cinéma soviétique. Le film remporta le Lion d’Or, lui aussi, à Venise. Pourtant, l’accueil ne fut absolument pas unanime, le film divisa l’Europe bien pensante en deux, d’un côté les détracteurs : la gauche italienne principalement, de l’autre les défenseurs ou, soyons plus précis, le défenseur : Sartre.

Dans son article, Tarkovski parlait justement de toutes les controverses qui accompagnèrent la sortie du film, mais au lieu de se ranger du coté de Sartre, Tarkovski le critiqua et jugea qu’il n’avait à peu près rien compris au film, même s’il était vrai que c’était tout de même fort gentil de sa part de s’impliquer pour lui. Qu’un jeune réalisateur d’à peine trente ans ose remettre en cause les jugements d’une sommité telle que Sartre alors que celui-ci avait justement pris position pour lui, m’impressionna beaucoup. Non pas qu’on n’ait pas le droit de remettre en cause la parole de Sartre, mais que Tarkovski se coupe de son unique véritable support au nom de son art m’obligea à m’intéresser de plus près à lui. J’ai revu le film et là ce qui m’impressionna encore plus, c’est que Tarkovski avaient entièrement raison : Sartre était vraiment un piètre défenseur du film. Quel était donc cet homme prêt à renoncer à un précieux appui au nom de ses idées? Et quelles étaient finalement ses idées, valaient-elles vraiment la peine qu’on les défende à ce point ? Avant de lire un quelconque livre sur sa vie ou une critique sur ses films, j’ai commencé par visionner ses oeuvres. J’ai voulu m’en imprégner, puis les triturer à ma façon avant de consulter l’avis des autres. Cela étant fait, j’ai alors commencé à regarder quelques émissions sur sa vie et à lire des articles et quelques livres en français et en russe, les livres en français étant trop peu nombreux, preuve encore une fois de cet « admiration de loin », comme je l’ai appelée, que l’on porte à ce cinéaste. Ces livres m’ont permis, il est vrai, d’élucider certains éléments de l’œuvre de Tarkovski qui sont très difficiles à comprendre sans explication. Mais c’est surtout le Temps Scellé écrit par Tarkovski lui-même qui a apporté des réponses à mes interrogations. J’en ai retiré l’image d’un homme sans concession, un homme pour lequel l’affirmation d’un style propre en tant qu’expression profonde de l’être passait avant tout.

Solaris

Etudier Tarkovski, c’est tenter de comprendre son style et de là, entrevoir ce qu’il était vraiment. C’est alors en toute logique que mon étude s’est centrée sur l’étude du « style tarkovskien ». Quels en étaient les principaux traits ? En quoi étaient-ils originaux ? Enfin, apportaient-ils une nouvelle vision du cinéma, non pas révolutionnaire à proprement parler mais simplement propre à un homme, à un être doué d’une sensibilité originale, Andrei Tarkovski ? Il m’est apparu que l’on pouvait regrouper les caractéristiques des films de Tarkovski en trois parties, chacune constitutive du « style tarkovskien ». Pour les exposer j’ai suivi les préceptes de Tarkovski lui-même qui voulait s’adresser à la sensibilité de chacun des spectateurs, non à leur logique.

C’est pour cette raison que les trois parties n’ont pas forcément un lien logique entre elles, elles reflètent simplement le cours de ma pensée. Ainsi la première partie porte sur le désir de Tarkovski de refléter la vie à l’écran : pour lui le film devait paraître absolument réel et il n’est alors pas étonnant de voir que de nombreux éléments de ses films sont tirés de ses propres souvenirs. Ce qui m’a frappé en second lieu est l’homogénéité de ses films, Tarkovski revenant perpétuellement sur les mêmes thèmes, les creusant toujours plus profondément. Enfin, il est impossible de confondre un film de Tarkovski avec celui d’un autre réalisateur : chaque image, chaque plan, grâce à une esthétique propre au cinéaste soviétique, reflète ce désir de se distinguer, de dévoiler à l’écran son regard unique sur le monde sensible et surtout intérieur.

Partie 1 : La mémoire ancrée au plus profond de l’oeuvre de Tarkovski

 

Chapitre 1 : Pourquoi donner une telle place à la mémoire ?

Comme nous l’avons déjà souligné, Tarkovski pensait que le cinéma devait par-dessus tout être réaliste. Il ne s’agissait évidemment pas de reportage mais le cinéma ne devait en aucun cas mentir, montrer des sentiments faux ou feints, surtout ne pas tomber dans le stéréotype car ce dernier n’est qu’un modèle préexistant que l’on voudrait appliquer à une situation bien réelle et surtout unique. A ce sujet, il écrivait : « Je voudrais dire encore combien la condition sine qua non et le vrai critère de construction plastique d’un film, est son authenticité par rapports aux faits de la vie […] La pureté du cinéma, sa force très particulière, ne tient pas au potentiel symbolique de ses images, mais à ce qu’il parvient à exprimer dans ses images tout ce qu’un fait peut avoir de concret et d’unique» et « l’art est moyen de connaissance, et tend comme tel vers le réalisme. Mais celui-ci, bien entendu, n’est pas à comparer à une description des mœurs ou à du naturalisme ».

Son cinéma passait d’abord par une observation quasi-scientifique du monde environnant d’où il extrayait des vérités poétiques. J’entends par là que Tarkovski pensait que le monde avait une essence beaucoup plus poétique que ce qu’on veut bien admettre, la perception que l’on a du monde extérieur n’étant pas due à une certaine logique mais à la façon dont on ressent les choses. Ainsi ses films tentaient de recréer la réalité non à travers des faits bruts mais à travers les sensations, le ressenti de Tarkovski, en tant que simple être humain qui possède une vision personnelle de toute chose environnante. Il s’adressait non à la raison du spectateur mais à son émotion.

Mais toutes nos sensations sont fortement influencées par notre culture, notre histoire et notre passé, il paraît alors logique que Tarkovski ait beaucoup travaillé sur la mémoire et que nombre de ses films s’appuie ou englobe le passé et l’histoire du cinéaste. Ainsi Tarkovski écrivait dans le Temps Scellé : « C’est avant tout l’univers de l’homme qui m’intéresse. Il m’est beaucoup plus naturel de partir de l’exploration de la psychologie, de la philosophie qui le nourrit, et des traditions littéraires et culturelles qui sont à la base de son monde intérieur », puis rajoutait : « J’ai attaché dans tous mes films une grande importance aux racines, aux liens avec la maison paternelle, avec l’enfance, avec la patrie, avec la Terre. Il était primordial pour moi d’établir mon appartenance à une tradition, à une culture, à un cercle d’hommes ou d’idées ».

Enfin, selon Antoine de Baecque, pour Tarkovski la mémoire est « la dernière production humaine à laquelle se raccrocher avant la mort ». Il s’appuie ici sur l’histoire du Miroir où un homme au bord de la mort se remémore toute sa vie. Notons que deux des films de Tarkovski, le Miroir et Solaris, ont justement pour thème principal le rôle de la mémoire dans notre vie.

Chapitre 2 : Devoir de mémoire et attachement à l’identité nationale

Section 1 : Le cas de Andrei Roublev

L’histoire du peuple russe revient constamment hanter les films de Tarkovski. Tarkovski ne désire pourtant pas faire une étude historique, son but n’est pas de recréer telle ou telle époque avec ses costumes, ses habitudes exactes, son cadre de vie…Il plante plutôt un décor où l’homme pourra retrouver de vrais sentiments et se fondre avec son histoire. Chez lui, l’expérience purement humaine prévaut toujours sur les critères de réalisme (on peut peut-être voir ici sa volonté de rejeter aussi le carcan de l’esthétique socialiste qui plaçait à l’inverse le réalisme avant tout dans son échelle de valeurs). Il crée un lien intemporel entre l’homme en particulier et la société et son histoire, il tente de réaffirmer, de mettre à jour ce qui lie l’homme à la société dans laquelle il vit ; dans le Temps Scellé il déclare : « dans tous mes films, j’ai cru important d’essayer d’établir les liens qui unissaient les gens entre eux (en dehors de ceux de la chair!).

Ces liens qui me rattachent en particulier à l’humanité, et nous tous à tout ce qui nous entoure. Il m’est indispensable de me ressentir comme un héritier dans ce monde, que je n’y suis pas par hasard […]. Dans le Miroir, j’ai essayé de faire ressentir que […] les soldats forçant le Sivas, comme les intimes évènements de la chambre, avaient tous, en un certain sens, la même valeur d’expérience humaine. Au regard de l’expérience spirituelle de l’homme, ce qui a pu arriver à un seul hier soir a le même degré de signification que ce qui a pu arriver à l’humanité il y a un millénaire ». Ainsi dans Andrei Roublev, l’histoire s’inscrit dans la Russie du XVème siècle. Comme il l’explique, Tarkovski a d’abord cherché à s’informer au mieux des traditions de l’époque. Mais il n’a pas voulu créer un musée animé de peur de tomber dans la stylisation et le conventionnel. Il ne voulait pas tomber dans le travers de mettre en scène des tableaux de l’époque, cela aurait été dénaturer l’essence même du matériau cinématographique. Son but a été de « recréer l’univers du XVème pour les yeux du XXème ».

Il aurait été inutile de vouloir s’approcher indéfiniment de la réalité historique car nous la percevons aujourd’hui avec des yeux différents de ceux des gens de l’époque, il est beaucoup plus subtil de tenter de retransmettre la perception que nous en avons aujourd’hui, même si pour cela il est nécessaire de s’éloigner de la réalité historique. Le spectateur n’est pas dupe et aime que l’on ne le prenne pour tel. Certainement l’Enfance d’Ivan tient aussi de cette démarche : la guerre y est bien sur une réalité mais une réalité esquissée, Tarkovski n’y tombe pas dans la surenchère, dans le spectaculaire. Au contraire la guerre est plus un cadre général, un moyen de justifier la vie de Ivan.

Section 2 : Le rôle de la Russie dans l’histoire, le cas du Miroir

Par contre, dans Le Miroir, Tarkovski utilise des procédés assez différents. Il insère de véritables extraits de reportages retraçant certains grands évènements de ce siècle. Les documentaires servent à rythmer et illustrer les propos du narrateur. Les extraits montrent le rôle qu’a joué la Russie à travers les siècles, à l’instar du XXème : celui d’un « tampon » entre deux civilisations, entre deux mondes : asiatique et européen, et tous les efforts qu’elle a dû mettre en œuvre pour sauvegarder son identité propre et son unité. Les images retracent tout d’abord un des évènements les plus sanglants de la seconde guerre mondiale : la traversée du lac Sivas par l’armée soviétique. Ici aucun artifice, aucun héroïsme grandiloquent, juste la réalité de milliers d’hommes qui s’enfoncent dans la boue et remplissent leur devoir avec abnégation. Des hommes qui sacrifient leur vie pour un idéal. Puis Tarkovski nous montre des soldats russes tentant d’endiguer des manifestants chinois. Enfin, l’idée est relayée par la lettre de Pouchkine que le jeune garçon lit, Pouchkine y expliquant le rôle protecteur de la chrétienté dévolu à la Russie.

Section 3 : De l’histoire de la Russie au sentiment universel d’appartenance à une culture

Il serait sans doute faux de réduire Tarkovski à un réalisateur qui ne s’intéresse qu’à la Russie. Bien sûr, ses films sont centrés sur sa patrie et son histoire, mais lorsqu’il parle de la Russie, il renvoie au sentiment universel d’appartenance que chaque homme ressent pour son pays natal. Il part de son expérience personnelle pour mieux arriver à l’universel. Il ne me semble pas nécessaire d’être Russe pour comprendre ce qu’a voulu exprimer Tarkovski, pour ressentir par exemple de la compassion pour ces soldats soviétiques qui meurent à l’écran. Ainsi les images sont transcendées, elles ne témoignent plus seulement de faits historiques mais s’adressent directement à l’individu et à sa sensibilité. De même lorsque Pouchkine affirme qu’il ne voudrait vivre dans aucun autre pays que la Russie malgré tous les problèmes qui y existent, il décrit en réalité ce lien que tout homme garde par rapport à ses racines et qui fait que, quoi qu’il arrive, des sentiments très forts subsistent en nous pour notre patrie.

Chapitre 3 : La famille, une référence constante

 

 

Section 1 : La figure du père

La famille fût une source d’inspiration pour Tarkovski tout au long de sa carrière. Ce besoin de toujours puiser dans ses racines résulte tout à fait de la même volonté de parler à travers une expérience propre, une expérience réellement vécue par l’auteur de sentiments universels, ressentis par chacun. Tarkovski a besoin de se raccrocher à des épreuves qu’il a subies, aux scènes qu’il a vécues lui-même pour ne pas paraître faux, pour ne garder que les vrais sentiments, pour que le spectateur puisse être réellement touché et y retrouver sa propre vision. Comme nous l’avons déjà souligné, Tarkovski voulait absolument éviter de filmer des « ersatz » de sentiments ; et quel autre moyen avait-il de ne pas paraître faux si ce n’est de parler de sa propre vie et de ses sentiments? Ainsi, c’est surtout l’image du père, Arseni Tarkovski, un célèbre poète, qui va revenir de façon récurrente dans l’œuvre de Tarkovski.

Le réalisateur n’aura de cesse dans sa vie de tenter de renouer avec lui, celui-ci étant parti de la maison familiale lorsque Andrei était encore tout jeune. Tout comme son père, Tarkovski s’intéressa à la culture arabe, tout comme lui il partit pendant plusieurs années étudier la géographie des régions les plus éloignées de l’Union Soviétique. Mais c’est surtout à travers la poésie que Tarkovski tente de renouer avec son père. A la lecture du Temps Scellé on se rend très rapidement compte de l’importance de la place qu’occupe la poésie dans l’œuvre de Andrei. Il ne cesse de proclamer l’essence poétique du monde et considère que la poésie est certainement l’art qui se rapproche le plus du cinéma. Ses films sont toujours une évocation poétique du monde et font beaucoup plus appel à nos émotions qu’à notre raison. Il en venait à se définir d’ailleurs plus comme un poète que comme un cinéaste.

Par ailleurs Tarkovski va jusqu’à inclure de la poésie à proprement parler dans ses films. Trois de ses dernières œuvres, Stalker, le Miroir et Nostalghia, certainement les plus personnelles, comportent des poèmes de son père. Dans Le Miroir c’est même Arseni qui lit ses propres poèmes. Enfin comment ne pas évoquer la figure du père dans Solaris et dans le Miroir? Dans le Miroir le père est toujours absent de l’image, on ne le voit jamais, sa voix nous parvient de derrière la caméra. Tarkovski se remémore sans nul doute ici son enfance, où tout comme le petit garçon dans le film il cherchait désespérément la figure paternelle.

Dans Solaris, le père est un mentor et un guide pour Kelvin, le personnage principal. Le père a été lui aussi cosmonaute et Kelvin essaie de prouver qu’il vaut autant que lui. Le film se finit sur l’image de Kelvin à genoux devant son père. Ils sont dans les bras l’un de l’autre. Même si la scène se déroule sur une île au milieu de l’ « Océan » où tous les fantasmes ancrés dans la mémoire se réalisent, l’image finale est tout de même la réconciliation entre le père et le fils.

Section 2 : La figure de la mère

Tarkovski évoque aussi à plusieurs reprises le destin et les relations qu’il entretenait avec sa mère. Le personnage de la mère apparaît régulièrement dans ses films : Solaris, Le Miroir, Nostalghia et le Sacrifice. La femme y est dépeinte sous plusieurs angles : souvent inquiète, elle tente toujours de protéger le héros principal. Le Miroir, film quasi autobiographique, révèle de plus le rôle qu’a joué la mère de Tarkovski dans la vie du réalisateur. Elle est celle qui faisait vivre courageusement la famille en attendant un retour hypothétique du père. Tout de la vie de la mère est repris dans le film : son apparence, la profession qu’elle exerçait (elle était correctrice dans une maison d’édition), là où ils habitaient lorsque Andrei était petit et le style de vie qu’elle menait. La vraie mère de Tarkovski fait même une apparition dans le film dans le rôle de la mère du « père invisible ».

Section 3 : L’environnement familial

Enfin, c’est tout l’environnement familial de la jeunesse de Tarkovski que l’on retrouve tout au long de ses films. L’élément le plus visible de cette nostalgie est bien évidemment la maison familiale. Une maison en bois, comme il en existe des milliers en Russie, mais qui revêt pour le réalisateur une symbolique tout à fait particulière. Tarkovski est allé jusqu’à recréer la maison de son enfance à l’identique, l’originale ayant été détruite. On retrouve cette maison aussi bien dans Solaris, dans Le Miroir, dans Nostalghia, que dans le Sacrifice. Elle est l’image de ce passé, de cette vie antérieure à tout jamais perdue.

Au fil des films elle acquiert une symbolique de plus en plus importante. Ainsi elle apparaît pour la première fois dans Solaris, où elle joue d’une part le rôle de havre de paix où Kelvin vient se ressourcer et méditer avant de partir en mission, et d’autre part l’endroit dont il rêve et qui est le seul où la réconciliation avec son père sera possible. Comme nous l’avons déjà souligné la dernière image du film est cette maison perdue au milieu de l’océan Solaris, ce rêve ultime de Kelvin. Dans Le Miroir la maison remplit un rôle similaire : elle accompagne toute la symbolique de l’enfance perdue. Puis dans Nostalghia, Gortchakov la voit en permanence dans ses rêves et surtout se retrouve après sa mort allongé près d’elle. La maison y est entourée de ruines romaines. Le héros retrouve la paix qu’il avait perdue en partant de Russie ; la maison est devenu symbole de ce pays natal désormais lointain. Enfin dans Le Sacrifice, quasiment tout le film se déroule sur fond de cette maison.

Le réalisateur joue avec son image et la dédouble sur l’un des plans : une fois en taille réduite au premier plan et une fois en gigantesque en fond. Ici la maison familiale finit par représenter un monde toujours fragile et menacé par des catastrophes : notre monde. D’autre part plusieurs éléments se retrouvent dans de nombreux films de Tarkovski sans avoir d’explication réellement logique (même si l’on sera obligé de revenir sur certains d’entre eux dans la suite de notre étude), on peut citer ainsi le chien (Andrei Roublev, Solaris, Stalker, Nostalghia, Le Miroir), le cheval (Solaris, Nostalghia), la tâche blanche sur la tête (Stalker, Nostalghia), le lit en fer (Stalker, le Miroir, Nostalghia)…Outre leur valeur esthétique et poétique l’apparition de ses éléments doit faire référence au passé de l’auteur et à son environnement lorsqu’il était plus jeune.

Chapitre 4 : L’influence de la vie personnelle du réalisateur sur ses films

Enfin, la filmographie de Tarkovski suit de près son histoire personnelle. C’est d’ailleurs l’un des plus grands reproches que lui faisaient les dirigeants et le milieu cinématographique soviétiques. Il leur semblait que Tarkovski manquait cruellement de pudeur et qu’il s’intéressait trop à son destin personnel en négligeant celui du peuple soviétique. Tarkovski se justifiait ainsi : « Le nœud d’un film est qu’un artiste ne peut exprimer l’idéal moral de son temps s’il ne touche pas à ses plaies les plus sanglantes, si il ne les vit et ne les endure en lui-même ».

Tout d’abord quelques épisodes marquants de la vie du réalisateur se retrouvent éparpillés dans ses films, c’est le cas du premier long métrage de Tarkovski : L’Enfance d’Ivan. Tout comme Ivan dans le film, Tarkovski fait partie de cette génération qui a grandi pendant la seconde guerre mondiale. Bien entendu Tarkovski n’est pas ce jeune Ivan, et sa destinée n’a rien avoir avec celle du jeune garçon ; mais Tarkovski peut ici se référer à ses souvenirs pour décrire les atrocités de la guerre. Il n’est pas réellement nécessaire d’évoquer ici Le Miroir car ce film est en grande partie explicitement autobiographique. On y retrouve comme nous l’avons déjà montré la figure du père absent, une mère protectrice, un enfant quelque peu renfermé sur lui-même, une enfance à la campagne dans la misère et l’attente du retour du père… éléments directement inspirés de la vie du réalisateur.

Nostalghia ne fait pas non plus défaut à cette caractéristique générale. A l’époque Tarkovski est excédé par le pouvoir soviétique qui ne cesse de le critiquer et censure automatiquement tous ses films. Il décide alors de partir à l’étranger pour réaliser son prochain film d’autant qu’il y est demandé depuis assez longtemps. C’est le premier film de Tarkovski réalisé à l’étranger et produit par des étrangers (le deuxième étant Le Sacrifice).

Dans ce film, Gortchakov est un poète russe qui veut écrire une biographie de Berezovski, un « compositeur-cerf russe » (comme le nomme Tarkovski lui-même) du XVIIIème siècle qui avait des aptitudes pour la musique et que son maître envoya étudier en Italie. Gortchakov part donc sur les traces de cet homme dans un pays qui lui est inconnu. Il découvre (ce compositeur a réellement existé) que Berezovski étudia bien en Italie, y obtint de grands succès et y donna même quelques concerts.

Mais c’est après l’un de ses concerts, alors que tout semblait aller pour le mieux, qu’il est pris par un sentiment aigu de nostalgie : il décide alors de retourner en Russie (alors que le servage n’y est pas encore aboli) et finalement se pend là-bas. Pendant que Gortchakov découvre cette histoire tragique, il est pris lui aussi progressivement du même sentiment. La nostalgie du pays natal l’envahit peu à peu. Tarkovski décrit ce sentiment comme suit : «J’ai voulu faire un film sur la nostalgie russe, cet état d’âme si particulier qui s’empare de nous lorsque nous nous trouvons loin de notre pays. J’ai voulu raconter l’attachement fatidique qu’ont les Russes pour leurs racines, leur passé, leur culture, pour les lieux qui les ont vus naître, leurs parents proches et leurs amis. Un attachement qu’ils gardent toute leur vie, quels que soient les horizons où le destin les entraîne ». Gortchakov lui aussi finit par mourir mais dans un pays qui lui est étranger, loin des siens et de ses terres natales.

Enfin, on le voit sur la dernière image à moitié allongé avec un chien à coté de lui, la maison familiale proche, toute proche derrière et les ruines romaines au contraire très loin. Une petite neige commence à tomber. Evidemment le cinéaste met ici en abîme son propre désespoir. Il matérialise son fantasme de retrouver les lieux qui lui sont chers. Encore une fois les sentiments du réalisateur ne sont pas feints et c’est eux qui font la beauté de son œuvre. Enfin, Le Sacrifice a été tourné par Tarkovski lorsqu’il était très fortement malade d’un cancer et au bord de la mort. Tout le film s’en ressent et est profondément pénétré par l’idée de fragilité de la vie. D’ailleurs, dans la première version du scénario, Alexandre devait être malade du cancer et être guéri par la sorcière. Finalement cette version ne fût pas retenue, mais les personnages du film restent constamment sous la menace d’un danger imminent et terrible : une guerre nucléaire.

Ce qui est intéressant chez Tarkovski, c’est le fait qu’il soit un réalisateur qui n’a jamais renoncé à ses convictions. Sa vie fut semée d’embûches, mais malgré tout il n’a jamais fait aucune concession sur ses principes.

Le premier principe qu’il s’était fixé était le besoin absolu d’authenticité. Ainsi Tarkovski est toujours à la recherche de vrais sentiments. Il fuit tout ce qui peut ou pourrait passer pour fictif. Ce qui l’intéresse, c’est l’étude de la psychologie ou plutôt du processus psychologique. Il veut tourner de véritables expériences humaines et pour cela il s’appuie sur sa propre vie pour construire ses films. C’est pour lui le seul moyen de garantir que ce sont de vrais sentiments et non des sentiments empruntés, déjà vus et stéréotypés. En second lieu, les thèmes qu’abordent le réalisateur furent tout au long de sa carrière quasiment les mêmes. Il n’a cessé de creuser trois sujets majeurs : le destin de l’homme, dont il a développé un modèle tout à fait personnel, la confrontation de l’individu à la société, enfin Dieu et la croyance.

Partie 2 : Les thèmes centraux de l’œuvre de Tarkovski

 

Chapitre 1 : Parcours tarkovskiens

 

Section 1 : L’enfant et le fou, contrepoids du monde raisonnable

On peut certainement regrouper les enfants et les fous (regroupement fréquent chez Tarkovski) dans une seule et même catégorie. Ils ne font pas partie du monde désincarné des adultes raisonnables. Pour Tarkovski, la raison, par sa recherche implacable de logique, détruit toute la poésie du monde. Lui tente de s’adresser directement à nos sensations et c’est en cela que tous les êtres doués de plus grande sensibilité, même si c’est au détriment d’une certaine raison, l’intéressent et sont les meilleurs vecteurs de son message. Comme l’explique Antoine de Baecque, les deux figures sont renfermées sur elles-mêmes, elles ne livrent que quelques indications au spectateur mais ces paroles se révèlent souvent être les clés de l’histoire.

On retrouve fréquemment la figure du fou dans ses films : L’Enfance d’Ivan, Andrei Roublev, Nostalghia, Le Sacrifice. Les fous ne trouvent jamais leur place dans la société. Ils sont continuellement moqués et incompris. Le monde moderne ne leur accorde aucune place tangible. Ils sont repoussés aux confins au monde raisonnable. Mais paradoxalement Tarkovski leur accorde aussi le rôle de révélateurs de la vérité, de « prophètes », comme les nomme Antoine de Baecque, ou de « iourodivi » selon Tarkovski lui- même. Tel est le cas de Domenico dans Nostalghia. Domenico est moqué par ses congénères allongés dans la piscine. Ils le considèrent comme fou car il a enfermé sa femme et ses enfants pendant plusieurs années. Mais lui a voulu seulement les protéger justement de ce monde hostile.

Perpétuellement méprisé, il finit par s’immoler sur la place publique en poussant un dernier cri d’alarme sur les dangers en particulier spirituels qui guettent notre monde. Néanmoins, et ce malgré sa mort pathétique et quelque peu risible où toute la grandeur de son geste est gâchée par son manque d’habileté (le briquet qui ne s’allume pas, le discours qui n’est pas lu jusqu’au bout, la musique qui s’enraye…), son message est transmis à Gortchakov qui fait naître l’espoir que d’autres pourront le comprendre. L’enfant lui aussi est un martyr-prophète. Lui aussi porte des stigmates de nos sociétés (Ivan dans l’Enfance d’Ivan, la fille du Stalker…). Lui aussi doté d’une grande sensibilité révèle un message spirituel fort : comme le décrit Antoine de Baecque, le « « petit Garçon » dans Le Sacrifice, récemment opéré de la gorge et qui ne pourra émettre sa première phrase que lors du plan final : « Au commencement était le verbe » -phrase à la trouble résonance dans sa gorge à peine guérie, comme si ce verbe inaugural ne pouvait être que parole intérieure, parole retenue par le sens, réponse enfantine aux adultes bavards qui n’ont pas compris la décadence du monde perdu par ses communications infinies.

Section 2 : La place de la femme

Mise à part la mère dont on a déjà parlé, la femme en général occupe dans l’œuvre de Tarkovski une place minime, voire marginale. Les histoires d’amour sont aussi très rares, les rapports charnels inexistants. La femme est tantôt naïve comme dans L’Enfance d’Ivan, tantôt indésirable (au sens où Gortchakov n’éprouve pas de désirs pour elle et préfère se réfugier dans ses rêves de Russie) comme dans Nostalghia, tantôt encore désirable mais inaccessible comme dans Solaris où la femme de Kelvin n’est qu’une illusion qui disparaîtra lorsque le héros reviendra sur Terre (et qu’il essaie d’ailleurs de faire disparaître prématurément), tantôt enfin celle qui porte le foyer sur ses épaules mais qui se cantonne à des problèmes matériels comme dans Le Miroir et Stalker. L’image de la femme varie selon les films mais reste le plus souvent plutôt négative : elle n’aide que très rarement le héros dans sa progression.

Seul peut-être Le Sacrifice, le dernier film de Tarkovski, redonne une place centrale à la femme car Maria, la domestique, est finalement la seule voie de la rédemption pour Alexandre et tout le genre humain. C’est dans un acte ultime d’amour où les êtres se mettent en lévitation que la femme devient en un sens salvatrice du genre humain.

Section 3: Condition humaine du héros tarkovskien

Qu’appelle-t-on un parcours tarkovskien ? Les films de Tarkovski, mis à part peut-être L’Enfance d’Ivan, mettent en scène des hommes très différents, mais qui ont tous une caractéristique commune. A l’image de Tarkovski lui-même, rien ne leur est donné d’avance, ils progressent toujours par tâtonnements, ils évoluent la plupart du temps dans un environnement hostile et incertain, parfois ils sont proches de la résignation, mais grâce à leur force de caractère et à une idée qu’ils poursuivent et en laquelle ils croient au plus profond de leur être, ils continuent à avancer. On pourrait citer ici aussi bien Andrei Roublev, Nostalghia, Solaris que Le Sacrifice, mais c’est en particulier Stalker qui nous vient à l’esprit. Stalker est le parfait exemple de cet homme fragile confronté à un milieu très hostile.

Tous les jours sa vie est mise en danger, lorsqu’il part il ne sait pas vraiment s’il va pouvoir revenir. Son chemin est seulement déterminé par le bout de chiffon attaché au boulon qu’il jette chaque fois un petit peu plus loin. Il sait qu’une fois que l’on a pris un chemin dans la Zone, il est impossible de revenir par ce chemin. Tarkovski écrit dans Le Temps Scellé : « Dans Notstalghia je voulais poursuivre le thème de l’homme « faible », celui qui n’est pas un lutteur par ses signes extérieurs, mais que je vois comme le vainqueur dans cette vie.

Déjà Stalker, dans un monologue, défendait la faiblesse comme la seule vraie valeur et l’espoir de la vie. J’ai toujours aimé ceux qui n’arrivaient pas à s’adapter de façon pragmatique à la réalité. Il n’y a jamais eu de héros dans mes films, mais des personnages dont la force était la conviction spirituelle et qui prenaient sur eux la responsabilité des autres ». Ses « personnages », comme il les appelle, mus par leur conviction intime, continuent donc à avancer malgré toutes les embûches ; et c’est en cela qu’ils sont beaux.

Une autre caractéristique unit les personnages principaux de Tarkovski. C’est le poids de la responsabilité. Tous ces personnages ne fuient pas devant les responsabilités qui leur incombent. Au contraire, malgré leur « faiblesse » extérieure, ils prennent souvent le sort du monde sur leurs épaules. Il en est ainsi de Stalker, Gortchakov, quelque part aussi de Ivan de L’Enfance d’Ivan mais surtout d’Alexandre qui se sent investi d’une mission quasi-divine : sauver le monde. C’est un homme plutôt faible, mais il est prêt à sacrifier sa maison et à coucher avec Maria la sorcière pour remplir sa mission. Tarkovski le décrit ainsi : « Le personnage principal de mon prochain film, Le Sacrifice, est un homme faible, au sens courant du terme. Il n’est pas un héros, mais un penseur et un homme honnête, capable de sacrifier pour un idéal élevé. Quand la situation l’exige, il n’esquive pas ses responsabilités ni ne les renvoie vers les autres. Et il prend le risque d’être incompris par les autres, car sa façon d’agir n’est pas seulement radicale mais aussi affreusement destructrice aux yeux des ses proches.

C’est là que réside la force particulièrement dramatique et véridique de son acte. Néanmoins, il exécute cet acte et franchit avec lui le seuil du comportement accepté comme normal. Il prend donc le risque d’être qualifié de fou, parce qu’il a conscience d’appartenir à un tout, ou si l’on veut, au destin du monde ». De même voici ce qu’il écrit pour Gortchakov : « mais Gortchakov se ressent très proche de son idée mûrie dans la souffrance [il s’agit ici de l’idée de Domenico] : celle de la responsabilité individuelle pour tout ce qui se passe autour de nous, et que chacun doit répondre de tout devant tous… ». Il est par ailleurs impressionnant d’observer à quel point Tarkovski appliqua ces préceptes à sa vie. Il considérait que l’artiste porte justement cette responsabilité devant le spectateur.

L’art a pour fonction notamment de critiquer les règles établies, de remettre en cause les situations acquises pour faire avancer la société : « L’artiste tend à perturber la stabilité d’une société au nom d’un idéal. La société aspire à la stabilité, l’artiste à l’infini. L’artiste est concerné par la vérité absolue. C’est pourquoi il regarde en avant, et voit certaines choses avant les autres ». En ce sens, l’art participe très fortement à l’ « éducation morale » d’une société, il est un révélateur des normes spirituelles et peut être un indicateur pour les principes à suivre. L’artiste a ainsi une grande responsabilité devant la société, le faux pas ne lui est pas permis. Mais plus que les autres arts, le cinéma a un très grand impact sur la société. Outre le phénomène de popularisation et de démocratisation que le cinéma est en train de vivre, le cinéma est en particulier le seul art où l’imagination du spectateur est limitée par la réalité de l’image. Il est le seul art où l’artiste peur créer un monde propre et influer directement sur les émotions des spectateurs.

Ainsi aux yeux de Tarkovski, le cinéaste, plus encore que n’importe quel autre artiste, doit prendre conscience de sa responsabilité devant la société. Dans Le Temps Scellé il écrit : « Le rapport entre un réalisateur de cinéma et son public est unique et spécifique, en ce que l’expérience qu’il partage et qu’il fixe sur la pellicule, l’est dans sa forme particulièrement émouvante et donc convaincante. Le spectateur ressent le besoin de cette expérience de substitution, comme pour combler ce qu’il a oublié ou négligé, soit dans une sorte de « recherche du temps perdu ». Et combien véritablement humaine sera cette nouvelle expérience, seul l’auteur du film peut en répondre : une grave responsabilité ». Ayant mené à terme une telle réflexion le réalisateur ne pourra plus tourner des films dont chaque plan ne sera pas pensé complètement.

Puis Tarkovski pousse jusqu’au bout cette idée et va même jusqu’à affirmer qu’il n’existe pas de véritable liberté de créer. L’artiste est toujours trop lié à son devoir envers la société. Pour Tarkovski devenir artiste c’est s’enchaîner à d’ « innombrables nécessités » et se soumettre « aux tâches que leur impose leur destin d’artiste », finalement il déclare dans Le Temps Scellé : « Celui qui décide de devenir un réalisateur est quelqu’un qui décide de risquer sa vie et qui est prêt à être tenu pour seul responsable ».

C’est certainement là la force de Tarkovski : il a su se fixer des principes et ne jamais les abandonner. Toute sa vie est à l’image de ses films : menée toujours d’une façon intransigeante.

Chapitre 2 : Les personnages de Tarkovski face à la société

 

Section 1 : Le rejet d’un monde matérialiste

Chez Tarkovski, la haine du monde matérialiste est totale. Il écrit dans Le Temps Scellé : « Je pourrais dire […] que je n’aime pas les grandes villes. Je ne me trouve bien que lorsque je suis loin de tout le tohu-bohu de la civilisation moderne, comme je me sentais divinement bien dans ma maison de campagne à trois cents kilomètres de Moscou… ». Cette haine transparaît dans ses films. La ville n’apparaît que très rarement à l’écran. Les personnages sont pour la plupart reclus à la campagne.

Tarkovski exècre la ville et le monde matérialiste en général. Lorsqu’il est obligé de la montrer, comme c’est le cas dans Nostalghia, on ne la voit que furtivement. Un seul plan est consacré à la ville de Rome et ce plan est pris de loin, d’un hélicoptère, de façon à bien montrer qu’elle n’intéresse absolument pas le metteur en scène. L’autre option choisie par Tarkovski lorsqu’il se trouve obligé de filmer le monde matérialiste est de le dévaloriser et de le délabrer. C’est le cas des nombreuses ruines dans Nostalghia, signe d’un passé grandiose mais qui n’a pu résister au temps. A l’image des Vanités, le réalisateur filme avec application les ruines et nous démontre toute la présomption de l’homme à vouloir construire des temples qui défient le temps. Il en est de même dans Solaris où l’homme tente finalement de comprendre quelque chose qui le dépasse et l’état de la station spatiale s’en ressent très fortement. Lorsque Kelvin arrive sur le vaisseau, c’est l’état de délabrement général qui frappe au début le spectateur. Des câbles pendent des plafonds et des murs, les murs sont décrépis et laissent apparaître des trous, enfin divers objets jonchent le sol…La station spatiale semble en ruine et Kelvin qui vient de passer du temps à la campagne dans la maison familiale au milieu de la nature se sent tout de suite mal à l’aise.

On peut ici noter que ce qui intéressait Tarkovski dans le roman initial de Lem, c’est l’introspection qui accompagnait ce voyage dans l’espace. Selon son idée initiale, ce voyage devait même se dérouler seulement dans la tête de Kelvin, sur Terre, mais Stanislaw Lem a imposé quand même le départ vers Solaris. Ceci explique d’ailleurs pourquoi le voyage de Kelvin vers la planète mystérieuse est écourté au maximum. Mais c’est surtout l’image que donne Tarkovski de la ville dans Solaris qui reflète le plus son dégoût. Le plan de la ville est en même temps subjuguant et donne une image de la ville absolument repoussante. Durant près de sept minutes, Burton roule dans une voiture vers un but inconnu. La caméra prend différents plans de la route à partir de la voiture. Il n’y a aucune musique, juste le bruit de la voiture. La route défile, la voiture roule à une vitesse plutôt rapide mais toujours très régulière, dépassant de nombreux autres véhicules.

Puis progressivement la nuit tombe, la voiture passe dans une série de tunnels, les contours de la route s’effacent, on ne distingue plus que les lignes blanches et les lumières au plafond. La musique devient oppressante, le bruit de la ville monte progressivement jusqu’à devenir inaudible. Puis tout d’un coup un plan large de la ville (le tournage a été réalisé à Tokyo, un choix évidemment pas du tout aléatoire). Sous nos yeux se déploie un serpent rouge (comme l’a appelé Antoine de Baecque) qui n’est autre qu’une sorte de périphérique qui fait le tour de la ville. Les voitures individuelles se perdent dans la masse. L’individu est écrasé par le surnombre. La ville semble s’étendre de tout son long avec ses tentacules déployées, prête à engloutir n’importe quel être humain. Finalement le rejet de la ville et du monde matérialiste symbolise surtout le rejet total de notre façon de vivre.

Tarkovski est excédé par un monde qui a perdu toute sa spiritualité, où les gens ne font plus que vivre côte à côte au lieu de vivre ensemble, notre vie se passe en bavardages inutiles, en préoccupations superflues. Les héros de Tarkovski, à l’image de Gortchakov qui arrive de très loin pour voir l’icône de Piero della Francesca, et qui décide finalement de ne pas aller la voir, en viennent à renier tout en bloc, et notamment à renoncer à l’art trouvant que même dans ce domaine, l’homme a perdu son authenticité. Ainsi Tarkovski résume cette idée dans Le Temps Scellé : « En un mot ce qui m’intéresse est cette énergie de l’homme qui s’élève contre la routine matérialiste ».

Section 2 : La solitude, seule forme de vie acceptable

Pour fuir le monde matérialiste, les personnages de Tarkovski se referment sur eux-mêmes. Ils trouvent dans la solitude le seul moyen de s’abstraire d’un monde qui n’acceptent pas la spontanéité, toujours sous la pression de la société ; on ne les laisse pas mener leur propre chemin (on peut ici voir l’influence directe de la vie de Tarkovski). Le seul moyen alors pour eux est de tenter de mener leur vie en marge.

Pas une seule fois dans toute l’œuvre de Tarkovski on n’aperçoit une vraie foule. Les personnages sont toujours très peu nombreux. Ces hommes vivent dans des endroits reculés, où la masse des gens n’a pas directement accès. Leur solitude est parfois forcée : c’est le cas de Stalker qui vit dans un monde déserté, au bord de la Zone ; c’est le cas du camp de guerre dans L’Enfance d’Ivan, de Kelvin et de ses deux compagnons en mission sur la station spatiale dans Solaris…Mais dans la plupart des films la solitude est un état voulu. Les êtres s’isolent pour tenter de se retrouver, voire de se sauver.

Ainsi Domenico enferme sa famille pendant plusieurs années. Outre la solitude physique (éloignement des autres êtres vivants), les personnages de Tarkovski se renferment surtout dans le silence, forme concrète de la solitude. On peut citer en premier lieu le petit garçon du Sacrifice. Celui-ci, privé de sa voix, est renfermé dans son propre univers d’où il observe le monde qui l’entoure. Il finit in extremis par retrouver sa voix et sa sentence est claire, les hommes parlent pour ne rien dire, « au commencement était le verbe ».Plus particulièrement, c’est le cas de Gortchakov dans Nostalghia. Celui-ci se retrouve esseulé dans un pays qu’il ne connaît pas, loin de ses proches et de ses racines. Il pourrait néanmoins se laisser tenter par l’amour que lui propose Eugénia, mais lui préfère se renfermer sur lui-même. Il ne parle que très peu, ses gestes sont mesurés, son corps entier donne l’impression de ne pas vouloir s’ouvrir sur le monde extérieur.

Il n’est certainement pas heureux de cette situation, il souffre de ne pas arriver à s’exprimer, mais cette attitude lui permet de prendre de la distance par rapport au monde qui l’entoure. Il comprend à quel point notre monde est futile et il l’exprime dès la première scène du film avec la phrase que l’on a déjà cité plus haut (« J’en ai assez de toutes ces beautés écœurantes »). C’est cet isolement qui va l’amener à discerner ce qui est réellement important dans la vie. Il va alors suivre Domenico dans sa « folie » et sacrifier sa vie pour « sauver le monde ».

Section 3 : L’amour de la nature, mais une nature maîtrisée

Les personnages de Tarkovski trouvent l’apaisement dans la nature ; ils se replongent dans la nature lorsqu’ils se sentent en danger, lorsqu’ils ont besoin de se retrouver seuls. Le traitement réservé à la nature est en parfait accord avec les idées de Tarkovski sur la nécessité du cinéma de s’adresser plus à nos émotions qu’à notre raison. Car évidemment la nature n’a rien de raisonnable et par conséquent elle est comme le fou ou l’enfant chez Tarkovski, à savoir un moyen de se prémunir contre notre monde sclérosé et au bord de la rupture. Les héros y perdent leur sociabilité pour retrouver les « choses vraies » et regagner leur sensibilité. Ainsi en est-il de la mère dans Solaris qui, pour apaiser le tourment que lui cause son fils, se met dos à la caméra et s’immerge dans la nature ; il en est de même de la femme dans le Miroir qui attend rêveusement le retour hypothétique de son mari.

Mais surtout Stalker est le produit de cette attirance pour la nature; à plusieurs reprises l’équipe fait une halte avant de poursuivre son chemin. L’écrivain et le scientifique continuent à deviser sur des choses pseudo essentielles ; Stalker lui s’éloigne. On le découvre par deux fois allongé de tout son long, une fois dans l’herbe, une fois sur une terre humide. Il s’éloigne des bavardages incessants, des paroles inutiles pour communier avec la nature pendant les quelques minutes qui lui sont accordées. Les deux plans où l’on voit Stalker allongé dans la nature sont assez semblables. Les deux fois, la caméra est placée au dessus de lui, elle remonte tout doucement jusqu’à découvrir l’ensemble de son corps. On voit un homme perdu dans une nature abondante. Stalker se colle à la terre, s’y roule, tente de s’y enfuir. Ce qui importe c’est ce contact avec une terre bien réelle, le ressenti laisse place au raisonnable. On retrouve la nature dans tous les films de Tarkovski. Ce sont principalement de grands paysages très russes : grande étendue d’herbe, au loin quelques conifères, un ciel grisâtre, triste, pas d’êtres humains en vue, parfois juste une personne au premier plan pour souligner son absence dans le reste du paysage et pour montrer à quel point il a l’air misérable devant de telles immensités (lorsqu’un homme se trouve au milieu (Le Miroir), il vient tout gâcher par sa présence, le vent semble le chasser).

Les paysages sont filmés en long plan panoramique comme si Tarkovski voulait les saisir en entier, mais surtout laisser au spectateur le temps d’apprécier chaque détail. Mais ce sont parfois aussi des plans très rapprochés de la nature. Dans Stalker encore une fois, on découvre la nature de très près. Tarkovski nous montre une marre où l’eau laisse apparaître un fond visqueux jonché de toutes sortes d’objets. La caméra glisse très lentement au dessus de la surface de l’eau. Le fond est vu de tellement près que l’on pourrait croire qu’il s’agit d’un paysage calme et quelque peu étrange avec ses dunes, ses vallées et ses plaines. Le spectacle est fascinant et ce n’est qu’après nous avoir montré cette nature dans tous ses détails que Tarkovski nous dévoile que Stalker est allongé là sur la terre humide, face contre terre, et désormais cela ne nous semble plus si étrange que cela. Tarkovski veut en somme nous présenter la terre, sa terre telle que nous ne l’avons jamais vue ou du moins jamais pris le temps de l’observer. Il veut nous montrer qu’en nous enfermant dans nos villes en béton nous passons constamment à coté de la beauté de la nature. Tarkovski avoue même avoir tourné Solaris en partie pour cela, pour qu’en sortant de la salle de cinéma le spectateur comme Kelvin s’aperçoive de la beauté de la nature.

Néanmoins, la nature n’est pas non plus une jungle chez Tarkovski. Il ne va pas au milieu d’une forêt quelconque pour planter sa caméra. Les paysages sont soigneusement choisis puis mis en scène, rien n’est laissé au hasard. Ainsi son chef opérateur racontait que, lors du tournage de Stalker, Tarkovski voulait filmer un champ vert, où il n’y aurait que de l’herbe. Il en trouva un et décida d’y tourner le lendemain. Malheureusement, pendant la nuit, des pissenlits avaient poussés, créant de petites taches jaunes éparpillées un petit peu partout dans le champ. Tarkovski ne voulu rien entendre : les pissenlits devaient être éradiqués et toute l’équipe passa une matinée entière à les arracher un par un. Au-delà de cette anecdote, c’est toute la personnalité paradoxale de Tarkovski qui apparaît : il affirmait la supériorité de la nature sur l’homme, et modelait la nature pour la rendre plus conforme à ses idées, il recherchait la spontanéité et enfermait la nature dans un cadre, la rendant en un sens artificielle.

On peut certainement émettre deux hypothèses pour expliquer ce double comportement. Tout d’abord Tarkovski ne cherchait pas la nature pour ce qu’elle était vraiment mais plutôt pour reconstituer les souvenirs de son enfance. Tarkovski avait fait cette réponse lorsque des spectateurs lui avaient demandé le sens des éléments naturels dans ses films : « Je pourrais d’abord simplement dire que la pluie est une caractéristique de la nature au milieu de laquelle j’ai grandi, et les pluies russes sont parfois longues, tristes, interminables… ». Ainsi c’est une nature quelque peu arrangée qui apparaissait à l’écran. En second lieu Tarkovski n’oubliait jamais qu’il faisait du cinéma et non des reportages de télévision. Et à l’instar des autres arts, le cinéma exprime avant tout une certaine vision de la beauté, celle de son créateur.

Chapitre 3 : Croire pour se sauver

 

Section 1 : Croire en Dieu

Dieu est au centre de l’œuvre de Andrei Tarkovski. Le réalisateur s’interroge en permanence sur la foi et la spiritualité de l’individu. Ces questionnements apparaissent relativement tôt dans ses films mais prennent de plus en plus de place dans son œuvre. Tarkovski s’inquiète perpétuellement de la « despiritualisation » de nos sociétés modernes. Aujourd’hui les liens qui unissent nos sociétés se distendent. Et les gens ne croient plus en rien. Tout d’abord les films de Tarkovski sont parsemés de citations directement bibliques. Premièrement les héros de Tarkovski se retrouvent le plus fréquemment à trois, symbole évident de la Trinité : c’est le cas de Andrei Roublev dont le périple commence à trois, mais surtout c’est celui de Stalker où l’empreinte de la Trinité (l’écrivain, le savant et le Stalker lui-même) est très présente, les trois personnages étant indissociables (l’un justifiant la présence de l’autre, car Stalker n’aurait eu aucun sens sans l’existence des autres protagonistes), et complémentaires, chacun représentant un penchant de notre société.

Deuxièmement, quelques symboles apparaissent régulièrement : l’Ecrivain trouve une couronne d’épines et se la met sur la tête, référence directe au Christ, la Passion du Christ elle-même représentée sous une forme détournée, transportée dans un paysage russe enneigé. Enfin ce sont toutes les icônes que le réalisateur analyse de près, dont il parcourt chaque centimètre, pour que l’on y prenne enfin attention, pour que leur beauté nous apparaisse enfin. Mais au-delà de l’idée de Dieu, Tarkovski explore la foi, la croyance en générale. Cette idée est le fil conducteur de Stalker. Dans ce film, deux personnages qui représentent notre société où la foi a disparu, où le matérialisme a pris le pas sur la spiritualité, où l’homme a oublié ce qu’était à proprement parler la foi, décident de partir à la recherche de la chambre cachée de la Zone, là où tous les désirs doivent en théorie se réaliser. Plus que le Savant, c’est surtout l’Ecrivain qui semble avoir complètement perdu la foi dans ce qui est immatériel, il donne l’impression de partir dans l’unique but de se surprendre, de voir quelque chose d’extraordinaire, tellement il semble blasé par la vie. A l’inverse, Stalker est justement ce passeur qui veut partager sa foi, qui veut redonner l’espoir aux gens, selon les mots du réalisateur : « Le personnage principal connaît des moments de désespoir, quand il doute de sa foi. Mais il trouve toujours un sens renouvelé à sa vocation de servir les autres, ceux qui ont perdu leur espoir et leurs illusions ».

Finalement arrivés aux portes de la fameuse chambre, les deux hommes s’immobilisent : ils ont peur d’y entrer. Ils ont appris que la chambre ne réalise que les désirs les plus enfouis des hommes, ceux que l’on ne veut pas révéler, ceux qui montrent notre vraie nature. Les deux hommes ont désormais peur que la chambre réalise des vœux qui leur seraient finalement néfastes car durant le voyage, ils ont aussi appris à se connaître et ont vu que leur nature n’est pas aussi bonne qu’ils le pensaient. Ils repartent finalement sans même avoir soumis leurs demandes à la chambre. Pourtant la fin du film est un hymne à la croyance. Dans le bistrot où les personnages principaux se rassemblent avant de se séparer, ils rencontrent la femme de Stalker. Elle leur redonne l’espoir, selon les mots de Tarkovski lui-même : « L’arrivée de la femme du Stalker dans le bistrot où tous les trois se reposent, place l’Ecrivain et le Savant devant un phénomène aussi énigmatique qu’incompréhensible. Ils voient devant eux une femme qui a dû souffrir d’innombrables malheurs à cause de son mari, qui a accouché d’un enfant malade, et qui continue pourtant à l’aimer de la même inconscience et abnégation que dans sa jeunesse. Son amour et sa dévotion sont ce dernier miracle qui peut s’opposer à l’incroyance, au cynisme, au vide intérieur du monde moderne dont l’Ecrivain et le Savant sont eux-mêmes victimes. »

L’entreprise de Stalker a finalement réussi. Il a redonné la foi à ses hommes. Mais cette foi n’est pas spécialement celle en Dieu. Durant le périple vers la chambre, l’Ecrivain et le Savant ont traversé des épreuves qui n’étaient rien d’autre que les révélateurs de leurs propres peurs (le « hachoir » par exemple est certainement l’image de leur incroyance), ils ont appris à se connaître, à voir en eux le meilleur et le pire. Désormais, ils peuvent choisir leur voie et la suivre. La foi est donc plus une foi en eux-mêmes, en une idée, en un idéal que chacun se fixe. Tarkovski décrit ainsi la foi qu’ils ont acquise : « J’éprouvais dans ce film le besoin de cerner cette chose essentiellement humaine qui ne peut se dissoudre, ni être détruite, qui est en chaque homme comme un cristal, et qui fait toute sa valeur. Car malgré l’échec apparent de leur expédition, chacun des personnages acquiert quelque chose d’inestimable : la foi. La perception en eux-mêmes de ce qui est important. Ce plus important qui vit en chaque être humain ».Le film se clôt sur l’image de la fille estropiée de Stalker. Elle qui sur le plan d’avant était obligée de se faire porter, pousse deux objets grâce à une force surnaturelle. Encore une fois un être qui avait l’air faible de l’extérieur, trouve une force extraordinaire au plus profond de son être.

L’espoir et la matérialisation de phénomènes extraordinaires et surnaturels, que les trois hommes ont cherché durant tout le film, se trouvaient finalement tout près d’eux. Bien sûr les pouvoirs de la petite fille n’étaient pas évidents à voir, mais Tarkovski rappelle ainsi qu’il faut être attentif aux moindres choses, que les êtres qui ont l’air les plus faibles peuvent finalement être les plus forts intérieurement, que l’espoir en toute chose reste permis et que seule la foi peut nous amener vers cet espoir. Mais l’effet du film ne serait pas si intense sans la révélation que Tarkovski fait dans une interview sur l’idée originelle du film : en réalité la chambre que tous les protagonistes cherchent n’existe pas. Elle est inventée par le Stalker. La vocation de Stalker est de redonner foi aux gens et c’est le seul moyen qu’il a trouvé pour y parvenir. Deux autres films sont basés sur des problématiques directement liées à la foi. C’est en premier lieu Solaris, qui selon Antoine de Baecque traite presque directement de la résurrection. Les personnages qui réapparaissent sur la station orbitale sont tous déjà morts. Les personnages vraiment vivants sont confrontés à leurs propres fantômes et même lorsqu’ils essaient de s’en débarrasser (Kelvin tente par exemple d’envoyer Harey dans une navette spatiale hors de la station), cela leur est impossible. Le thème de la résurrection revient aussi dans Nostalghia, où Gortchakov, mort en se sacrifiant, réapparaît une dernière fois à l’écran dans les lieux qui lui sont familiers. Enfin l’histoire de l’arbre mort du Sacrifice est aussi très révélatrice de toute la réflexion que Tarkovski a menée dans ses films sur la croyance.

En réalité, pour l’écrire, le réalisateur s’est inspiré de l’histoire d’un moine qui avait près de sa maison un arbre mort; mais ce moine décida malgré l’incrédulité des personnes qui l’entouraient de continuer à arroser l’arbre pour qu’il renaisse ; finalement après de grands efforts l’arbre renaquit. Toutes les idées de Tarkovski sur la croyance sont résumées dans cette histoire. Le moine ici croit fermement en son pressentiment et malgré les critiques il continue d’arroser l’arbre. Après de grands efforts, le miracle se produit : l’arbre renaît. La croyance nous permet d’avancer, elle nous donne foi en ce que nous faisons, elle vient de l’intérieur et rien ne doit nous détourner de nos convictions. Le film se conclut sur l’image du petit garçon allongé tranquillement auprès de l’arbre, il est désormais certain que l’arbre est en train de renaître, deux symboles de l’espoir chez Tarkovski sont réunis. Encore une fois, il serait aisé de voir à quel point tout ce que Tarkovski a tenté de faire passer dans ses films, tous les principes qu’il fixe à ses personnages, il les applique aussi à sa propre vie. Lorsqu’il fait des films, il croit profondément en ses idées.

Jamais il n’essaie de tricher ni avec le public, ni avec lui-même. Ses films sont des répétitions continuelles de ses idées originelles. Bien sûr, son style et ses idées ont évolué durant sa carrière, mais jamais il n’a cédé à des idées qui n’étaient pas les siennes. Cette constance dans ses réflexions est sans nul doute à mettre en relation avec ce qui a été dit plus haut sur la responsabilité de l’artiste car comme il l’explique dans le Temps Scellé, « l’art est presque religieux dans son essence, conscience sacrée d’un haut devoir spirituel ».

Section 2 : Le sacrifice de soi

A partir du moment où l’homme a déterminé son idéal, ce à quoi il aspire, ce en quoi il croit, il doit tout mettre en œuvre pour atteindre ce but. Aucun obstacle ne doit pouvoir le freiner. Cet idéal pour Tarkovski ne peut être que spirituel, il ne peut s’agir en aucun cas d’une recherche matérielle. L’homme sait discerner en lui ce qui est factice (tout ce qui tient du matériel) de ce qui est vraiment essentiel (tout ce qui tient de la spiritualité, de la foi et de l’amour). Le sacrifice revêt alors pour Tarkovski un sens purement chrétien : l’homme fait don de soi complètement et d’une façon tout à fait désintéressée.

Pour Tarkovski, le sacrifice est l’acte absolu de l’amour : on donne sans rien attendre en retour. C’est le moyen ultime pour combattre le matérialisme de notre monde moderne. Alors que désormais nos valeurs sont devenues principalement matérielles, le progrès technique avance tous les jours sans laisser le temps à l’homme de réfléchir sur sa condition. Le sacrifice, même d’un seul homme, peut alors remettre en question notre système de valeurs. Ce geste peut être un exemple ou simplement un signe que nous n’allons pas dans la bonne direction, qu’il faut arrêter de chercher le progrès à tout prix, que tout ne peut être intéressé et qu’il faut fonder nos relations sur un lien spirituel.

Tarkovski exprime ainsi son attrait pour le thème du sacrifice : « L’amour ne peut-être que réciproque. Il ne peut y en avoir d’autre, et s’il prend une autre forme, ce n’est plus de l’amour. Aimer sans tout donner ce n’est pas aimer. L’amour est alors estropié. Il n’est rien encore. Je m’intéresse d’abord et avant tout à l’homme capable de sacrifier sa situation et son nom, sans me préoccuper de savoir s’il le fait en raison de principes spirituels, pour aider son prochain, pour son propre salut, ou pour tout cela à la fois. Un tel geste ne peut-être qu’en complète contradiction avec l’idée d’intérêt propre, à la logique dite « normale ». Un acte pareil contredit la conception matérialiste du monde et les lois qui l’accompagnent. Il apparaît souvent comme absurde et maladroit. Malgré cela (ou peut-être à cause de cela), la démarche d’un tel individu transforme profondément l’histoire et le destin des hommes ». De nombreux personnages de Tarkovski sacrifient leur vie pour une cause qu’ils trouvent juste.

Mais ce sont évidemment Alexandre et Domenico qui restent les figures majeures de ce sacrifice. Tout deux dépassent leurs intérêts propres, ils se sentent appartenir à un tout, à l’Humanité, et se confèrent pour mission de la sauver par leur geste désespéré. Ils sont en un sens des martyrs qui doivent faire ouvrir les yeux au reste du monde. L’un s’immole par le feu, l’autre passe une nuit avec une sorcière puis brûle sa maison, décide de ne plus parler et de se séparer de son fils qu’il chérit pourtant pardessus tout. Tarkovski écrit : « Comme Stalker, Domenico (dans Nostalghia) élabore par lui-même sa propre conviction, puis choisit son chemin de croix spirituel, qui ne le fera pas succomber au cynisme général de la seule poursuite des privilèges personnels et matériels. Il essaie, par l’exemple de son sacrifice personnel, de barrer la route à l’humanité qui court comme une démente à sa perte ». Tel que l’explique Tarkovski, ce sont des actes gratuits, parfois même ridicules : principalement dans le cas de Domenico ; mais ce sont des actes qui ne sont pas vains. Dans Nostalghia Gortchakov est finalement sauvé spirituellement : on le voit sur la dernière image allongé, apaisé alors qu’il n’a cessé d’être agité durant tout le film ; dans Le Sacrifice le monde est aussi sauvé grâce à Alexandre.

En guise de conclusion, on peut rappeler que Tarkovski n’a encore une fois pas enfreint la règle : il n’a pas trahi ses principes, et a appliqué les doctrines énoncées ci-dessus à sa propre vie. Son sacrifice fut son œuvre. Il a livré dans ses films ses réflexions les plus personnelles et malgré toutes les difficultés qu’il a connues, il n’a jamais renoncé à filmer uniquement ce qu’il voulait. Durant toute sa carrière, les autorités soviétiques ont tenté de le censurer. Ses films ont souvent été accueillis avec hostilité par le public et aucun n’a vraiment eu beaucoup de succès, ce qui compromettait à chaque fois la production du prochain. Il a été obligé de s’exiler à l’étranger, mais là encore, rien ne fut facile. Son parcours a été semé d’embûches.

Il explique dans une lettre qu’il a envoyée au directeur du Goskino, instance dirigeante du cinéma soviétique, qu’en vingt-deux ans de carrière (la lettre fut écrite en 1983, mais les choses ne se sont pas tellement embellies après) il n’a pu réaliser que cinq films, ce qui signifie qu’il est resté durant presque seize années sans travailler. Les périodes où il ne travaillait pas, le réalisateur était au bord de la famine. Il aurait pu choisir à ce moment-là de se plier aux exigences du parti, qui lui demandait de faire un cinéma plus conventionnel, plus en adéquation avec les doctrines socialistes, mais il n’en fit rien. Tarkovski voulait partager ses idées avec le monde et il était prêt pour cela à sacrifier sa condition matérielle. Encore une fois l’homme fut intransigeant avec lui-même et réussit à ne jamais trahir ses convictions.

Il est rare de voir aujourd’hui un homme comme Tarkovski. Il est réellement fascinant. Cet homme s’est fixé des principes et n’y a jamais dérogé. Il aurait été beaucoup plus simple pour lui de se plier à la volonté de la majorité mais il a continué à croire en lui-même, en ses convictions. Quasiment tous ses films tournent autour des mêmes thèmes. Dès ses premiers long-métrages les réflexions sur la condition de l’homme, le rejet du monde moderne tel qu’il se présente et sur la croyance comme moyen de sortir de la spirale dans laquelle l’humanité est aspirée reviennent d’une façon incessante.

Tarkovski érige une véritable philosophie : il rejette complètement le monde moderne et matérialiste; le salut pour l’individu passe alors par la réflexion sur l’exemple de certains précurseurs qui sont prêts à se sacrifier pour le bien de l’humanité. Suivant l’exemple de ces hommes, l’individu pourra s’abstraire de la société pour réfléchir sur lui-même et sur la société qui l’entoure. Il pourra alors renouer avec les choses essentielles qui se trouvent en lui et autour de lui. Il donnera naissance alors à une nouvelle spiritualité et acquerra ainsi de nouveau la foi en lui et en un tout supérieur à l’humanité, Dieu. Tarkovski appliqua lui-même ces principes. Le bref résumé qui vient d’en être fait peut donner l’impression que Tarkovski est une sorte de démiurge qui dicte ses lois aux autres hommes. Mais ceci est une vision erronée.

Tarkovski est emprunt d’un profond humanisme, il pense seulement que l’individu et surtout son âme sont en train de se perdre dans un monde ultra-matérialiste et il propose ses remèdes. Ses préceptes ne sont pas simples à suivre, mais ils mènent sans nul doute à une meilleure hygiène de vie. Tarkovski appliquait dans ses films trois idées clé : en premier lieu, il voulait toujours tendre vers la réalité des sentiments, des émotions…ce qui l’a amené à beaucoup utiliser ses propres souvenirs comme base pour ses scénarios ; en second lieu, ne jamais trahir ses idées et essayer d’élever spirituellement l’homme ; enfin il voulait s’adresser principalement aux émotions du spectateur avant de s’adresser à sa raison, ce qui rend ses films dotés d’une plastique tout à fait particulière et propre à son univers.

Partie 3 : L’esthétique chez Tarkovski

Tarkovski regrettait souvent que les spectateurs veuillent aujourd’hui absolument que l’histoire suive un cours logique, que l’image ait un sens précis en liaison avec l’histoire. Ils ne se fient plus à leur instinct, à leurs émotions. Ils essaient de tout analyser, ils voient en tout des symboles. Tarkovski a tenté de s’adresser seulement aux sens des spectateurs. Ne pas chercher absolument à signifier quelque chose, laisser simplement l’émotion nous envahir. Faire appel à notre sens de la beauté, et de l’esthétique, qui ne peut être appris, mais seulement ressenti. Tarkovski critique cette tendance dans son livre Le Temps Scellé : « Lorsque l’image rapproche le monde réel du spectateur, lui donnant la possibilité de le voir dans toute son ampleur, de sentir presque son odeur, sa moiteur ou sa sécheresse sur la peau, il semble que le spectateur ait perdu la capacité de simplement s’abandonner émotionnellement à une émotion esthétique directe, pour se reprendre aussitôt, et se censurer avec des questions comme : quoi ? pourquoi ? à quelle fin ? …» Ainsi Tarkovski a réussi à recréer son monde personnel à l’écran et ses films sont presque plus reconnaissables par le sens esthétique qui s’en dégage que par l’unité des thèmes abordés.

Chapitre 1 : Les références

L’œuvre de Tarkovski est nourrie de références aussi bien littéraires, picturales, musicales, que poétiques. Notons que paradoxalement les références cinématographiques sont assez peu nombreuses. Tarkovski était un grand amateur d’art et aimait citer les œuvres qui l’inspiraient soit directement soit d’une façon plus détournée.

Section 1 : Les références picturales

Les citations les plus directes, les plus aisément observables sont bien évidemment celles des tableaux de grands maîtres de la peinture. Les tableaux qu’il choisit sont exactement le reflet de ses propres idées sur l’art. Ces tableaux sont tous antérieurs au XIXème siècle. Tarkovski considérait, comme nous l’avons déjà expliqué, que l’art devait toujours tendre vers le réalisme. Chaque œuvre doit bien entendu porter le sceau de son créateur, le tableau n’est pas une photo objective de la réalité, comme le film n’est pas un reportage (même si dans le cas de la photo et du reportage, l’empreinte du créateur est quand même présente). Mais trop s’éloigner de la réalité, c’est devenir faux, ce n’est plus aller chercher l’inspiration au fond de ses « tripes » et c’est prendre le risque d’emprunter des émotions aux autres et par conséquent tomber dans le stéréotype. Ainsi, Tarkovski considérait que le véritable art pictural s’arrêtait au XIXème siècle lorsque la peinture était plutôt réaliste. Encore une fois Tarkovski était intransigeant. Mais la référence absolue était pour lui les icônes russes de la toute fin du Moyen-âge et la Renaissance italienne et flamande.

Tout d’abord Tarkovski a inclus directement certains des tableaux de ces époques dans ses films. Dans L’Enfance d’Ivan, Ivan examine longuement une reproduction d’une gravure allemande ; dans Andrei Roublev, le réalisateur montre sur un long plan-séquence la Trinité peinte par Roublev ; dans Solaris, un tableau de Pierre Breughel est accroché dans la bibliothèque du vaisseau ; dans Nostalghia, Gortchakov vient voir la madone de Piero della Francesca ; enfin Le Sacrifice commence par un long plan qui montre une madone de de Vinci. Les tableaux sont montrés à chaque fois de la même façon. Tout d’abord un plan assez large pour pouvoir apprécier l’œuvre dans son ensemble.

Puis la caméra se rapproche peu à peu jusqu’à ce que tous les détails apparaissent distinctement. La caméra se ballade un peu partout à travers le tableau, selon un parcours qui semble prédéterminé. Tarkovski nous raconte toujours une histoire dans le tableau. Il nous montre un partie, puis va vers une autre, obligeant l’œil du spectateur à faire attention au moindre détail et à créer un lien entre les deux parties observées. Ainsi, sur le tableau de Breughel Tarkovski nous montre d’abord le groupe de chasseurs qui se trouve au premier plan. Chacun d’eux est passé en revue de très près. On voit un premier personnage qui semble être le meneur, puis celui qui le suit. On sent qu’ils sont en pleine effervescence, que la chasse ne fait que commencer. Puis la caméra s’évade dans le paysage triste de la campagne flamande. Les hommes du premier plan semblent partir à son abordage. Puis on se souvient enfin que la caméra devait symboliser le regard de Kelvin qui découvre ce tableau et l’observe méticuleusement. On comprend enfin ce qu’a voulu exprimer Tarkovski. Kelvin se sent isolé sur cette station spatiale loin de la nature qu’il affectionne tant. Ce tableau lui rappelle les plaines familières de son pays natal. Kelvin observe pour la première fois la nature de près, il prend le temps de s’immerger alors qu’il ne s’agit que d’une image. Il comprend qu’avant, il était comme ces hommes qui ne font pas attention à ce qu’ils possèdent, allant toujours de l’avant sans prendre le temps de réfléchir.

Les tableaux chez Tarkovski ont souvent cette fonction de confronter le personnage qui les regarde à un de leur trait de caractère, à une de leur réalité. Les tableaux leur permettent de prendre conscience des imperfections de la vie, mais en réalité il s’agit souvent de nous, les habitants du monde moderne. Comme Kelvin dans Solaris, Eugénia dans Nostalghia voit en un sens sa propre image dans la madone de Piero della Francesca. Elle, cette séductrice, est confrontée à la bonté et à l’amour absolus. La séductrice est face à la mère. Le dialogue qui suit avec le prêtre conforte l’idée que Tarkovski critique la femme moderne qui a délaissé le foyer familial. L’autre fonction qu’attribue Tarkovski aux tableaux qu’il utilise est d’être les emblèmes de l’éternité, de la création humaine seule capable de résister au temps qui passe. Parfois les citations ne sont pas aussi directes. Il s’agit dans certains cas d’accessoires rappelant certains tableaux, de postures prises par certains personnages ou même simplement de physionomies des acteurs choisis.

Ainsi, la couronne d’épines de Stalker est une référence explicite à la représentation traditionnelle du Christ. La position que prend Kelvin en s’agenouillant devant son père sur la dernière image de Solaris rappelle très fortement Le Retour du fils prodigue de Rembrandt (voici comment Robert Wallas commente l’œuvre de Rembrandt : « Le sujet de l’œuvre […] ne fait évidemment aucun doute ; il s’agit du Retour du fils prodigue. Cette toile constitue l’ultime commentaire de Rembrandt sur le thème du pardon, selon l’enseignement du christianisme. Le fils prodigue s’agenouille, tandis que le visage paternel s’imprègne d’une extrême douceur et son étreinte symbolise l’espoir nourri par Rembrandt de voir rentrer sains et saufs au port tous ceux qui voguent sur les océans de ce monde »…description qui pourrait très bien convenir aussi au film de Tarkovski).

Enfin les actrices qui jouent les rôles principaux chez Tarkovski ont toutes un air commun. Elles sont souvent blondes, un visage plutôt effilé, et surtout leur visage recèle un certain mystère. Leurs sourires sont toujours mesurés, retenus ; elles ne rient jamais à gorge déployée même dans les moments de bonheur intense. Tarkovski a choisi ces femmes car leur physionomie rappelle beaucoup celle des personnages peints par les peintres du quattrocento. Encore une fois le spectateur doit tenter de déterminer l’état psychologique du personnage alors que rien de l’expression de son visage ne le laisse deviner. Mais surtout on retrouve, dans les films de Tarkovski, l’esprit, l’ambiance que dégagent les tableaux de la Renaissance italienne et flamande. Peu de choses y sont purement explicites, tout est dans la retenue, tout est suggéré.

Mais derrière des paysages paisibles, ce sont des psychologies parfois troubles qui se dessinent et qui rendent finalement les tableaux envoûtants. De même que les films de Tarkovski, les tableaux de cette époque faisaient plus appel aux émotions directes du spectateur qu’à un véritable sens logique. Tarkovski décrit ainsi l’œuvre de Léonard de Vinci : « Deux chose frappent essentiellement l’attention dans les images de Léonard de Vinci. D’abord, l’étonnante capacité de cet artiste de scruter l’objet de l’extérieur […] avec un regard comme venant d’au-dessus du monde […] ensuite que ses images peuvent être perçues de façon ambiguë, voire contradictoire. Il est impossible, en effet, de dire l’impression finale que produit sur nous ce portrait, impossible même de dire si cette femme nous plaît, si elle nous est sympathique ou bien désagréable. Elle nous attire et nous repousse à la fois. Elle possède quelque chose d’indiciblement merveilleux, et en même temps de rebutant, de presque diabolique. Diabolique, non pas au sens romantique, séducteur, mais plutôt qui est au delà du bien et du mal. Ce charme qui a quelque chose de négatif et dégénéré… et de beau »… tout comme le sont les films du cinéaste.

Section 2 : Les autres références

Tarkovski avaient des auteurs préférés dans chaque art et il les citait régulièrement. En littérature, ce furent principalement Tolstoï (pour ses descriptions), et Dostoïevski (pour plusieurs raisons, mais surtout pour ses personnages). Tout comme chez Tarkovski les personnages de Dostoïevski sont très tourmentés mais ne laissent rien transparaître. L’action des romans de l’un aussi bien que les films de l’autre se déroulent presque plus à l’intérieur des personnages que dans les péripéties à proprement parler.

Enfin, les critiques que Tarkovski adressa au monde moderne étaient déjà contenues dans l’œuvre de Dostoïevski; Tarkovski cite plusieurs fois dans Le Temps Scellé le romancier : « A ce propos, me revient à l’esprit le dialogue entre Stavroguine et Chatov, dans les Possédés de Dostoïevski :« -Je voudrais seulement savoir : vous- même, croyez-vous ou non en Dieu ?, reprit Nikolai Vsevolodovitch, le regardant d’un air sombre.-Je crois à la Russie, je crois à l’orthodoxie russe…je crois au Corps du Christ…Je crois que le second avènement aura lieu en Russie…Je crois…balbutia Chatov hors de lui.-Mais en Dieu ? en Dieu ?-Je…je croirai en Dieu. »Qu’ajouter à cela… ? Tout le désarroi, toute la misère spirituelle de l’homme moderne, authentique impuissant spirituel, sont montrés là avec génie ».

On voit à quel point les thèmes traités, et la façon d’aborder ces thèmes étaient proches chez le cinéaste et le romancier. Enfin, Proust intéressait beaucoup le réalisateur russe dans la mesure où celui-ci menait aussi une grande recherche sur le temps. Deux poètes sont aussi souvent récités dans les films de Tarkovski : Pouchkine et Arseni Tarkovski, le père du réalisateur. Nous n’allons pas revenir sur l’influence qu’ont exercé ces deux auteurs sur l’œuvre du réalisateur, car nous avons déjà détaillé ce point précédemment. Notons qu’au niveau musical, Wagner et surtout Bach accompagnaient fréquemment les films de Tarkovski. Enfin au niveau cinématographique, Tarkovski cite bien quelques cinéastes comme Fellini, Antonioni, Kurosawa, Bergman ou Bunuel (dont il trouvait qu’il se rapprochait le plus), mais son désir de créer son style était si fort qu’il ne se référait finalement que très peu à ce qui avait déjà été fait avant lui.

Chapitre 2 : D’un langage propre au cinéma à l’expression tarkovskienne

Tarkovski désirait par dessus tout créer un langage qui ne serait propre qu’au cinéma. Il trouvait que les réalisateurs s’inspiraient trop des autres arts, qu’ils appliquaient souvent des méthodes déjà vues. Au contraire, le cinéma devait trouver sa propre voie. Il ne devait pas être un assemblage de théâtre filmé et de musique, il ne devait pas non plus être un tableau animé, ni tenter de retranscrire directement une œuvre littéraire. Il devait trouver ses propres moyens d’expression. Cette première constatation a amené Tarkovski à définir les caractéristiques propres du cinéma, en quoi il n’était pas seulement un mélange « d’arts voisins ». Pour Tarkovski, la véritable spécificité du cinéma réside dans son traitement tout à fait unique de la réalité à travers la maîtrise de l’écoulement du temps. Seul le cinéma a une telle emprise sur le temps. Il peut le modifier à sa guise alors que le théâtre, la musique, la littérature, la peinture sont tous

en un sens tributaire de son écoulement. Voici ce qu’écrit Tarkovski à propos du film qui marqua la naissance du cinéma : L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat des frères Lumières : « Pour la première fois dans l’histoire des arts et de la culture, l’homme avait trouvé le moyen de fixer le temps, et en même temps de le reproduire et de le répéter, d’y revenir autant de fois qu’il le voulait. L’homme était en possession d’une matrice de temps réel. Une fois vu et fixé, le temps pouvait désormais être conservé dans des boites métalliques, théoriquement pour toujours » puis « le plus grave n’est pas d’avoir réduit [le cinéma] à une simple illustration, mais de ne pas avoir exploité sa plus précieuse valeur artistique : celle de pouvoir imprimer la réalité du temps sur une pellicule de Celluloïd. […] Le temps fixé dans ses formes et ses manifestations factuelles : telle est l’idée de base du cinéma en tant qu’art, qui laisse entrevoir un potentiel inexploité, un avenir impressionnant. Tel est aussi le fondement sur lequel j’échafaude mes hypothèses de travail. ».

Il est cependant indispensable de revenir sur ce que le temps signifie pour Tarkovski. Il n’est pas seulement le temps linéaire qui se déroule devant nos yeux. Il n’est pas seulement l’évolution prise dans un sens très général. Il est plutôt un état de la conscience qui allie en permanence passé et présent. Il est en même temps ce qui se produit dans la réalité mais aussi la causalité de cet événement. Le moment vécu est aussi perçu par la conscience qui intègre des éléments de la mémoire. Finalement la mémoire est une composante du temps et c’est ce qui a amené Tarkovski à s’y intéresser d’aussi près (nous avons déjà étudié cet aspect du travail du cinéaste dans la première partie).De cette capacité à « saisir » le temps vient aussi du fait que seul le cinéma peut retranscrire aussi bien la réalité. Alors que dans tous les autres arts il existe une double distance (entre l’artiste et son œuvre, puis entre l’œuvre et le spectateur), le cinéma permet au spectateur d’être complètement en phase avec ce qui est montré à l’écran .

Ainsi le cinéma permet de recréer complètement une réalité fictive, le spectateur est complètement englouti par la réalité telle que la présente le réalisateur ; il ne peut garder cette distance qui existe avec les oeuvres littéraires, ou picturales et une très faible place est laissée à l’imagination. Seule peut-être la musique oblige autant l’auditeur à être pénétré par la temporalité de l’œuvre, mais comme l’explique Tarkovski la musique traite la réalité à travers l’abstraction, alors que le cinéma est inséparable de la « matière de la réalité qui nous entoure à chaque instant ». Ainsi Tarkovski considérait que le travail du réalisateur était de « sculpter le temps ». Toutes les idées sur la mémoire et sur le besoin de filmer au plus près de la réalité sont une conséquence directe de la spécificité du cinéma. De plus, la perception qu’a le réalisateur de la réalité est directement tributaire de son passé et de sa mémoire. La sensibilité au monde de chaque être humain dépend des événements de sa propre vie.

Chaque cinéaste doit ainsi exprimer une vision du monde qui lui est propre et créer un style véritablement personnel. Il ne devrait y avoir aucun film ni aucun style semblable, dans la mesure où notre perception du monde ne peut-être que personnelle. Tarkovski écrit dans Le Temps Scellé: « Atteindre à la vérité cinématographique d’une image n’est qu’une expression, un rêve, un objectif qui, dans chaque réalisation démontre ce qui est spécifique au réalisateur et unique à sa vision. Tendre vers sa propre vérité (il n’y en a pas d’autre, il n’y a pas de « vérité commune »), c’est chercher sa propre langue, son propre système d’expression, pour formuler ses propres idées. » ; puis : « c’est avant tout à travers ce sens du temps, […] que le réalisateur exprime son individualité. […] Le rythme d’un film naît spontanément de la perception profonde que le réalisateur a de la vie, de « sa recherche du temps ». » Mais trop souvent les cinéastes tombent dans la facilité et le cliché (Tarkovski souligne d’ailleurs que l’utilisation d’éléments convenus est très tentante, même s’il la réprouve fortement) au lieu de chercher à dégager un style propre ».

Chapitre 3 : Le style tarkovskien

 

Section 1 : Des plans très longs

Les films de Tarkovski frappent d’abord par la longueur des plans dont ils sont composés. A titre d’exemple, Stalker se décompose en 142 plans et dure près de trois heures ; dans le même temps les films d’Eisenstein comportent en moyenne 1000 plans et durent entre un heure et une heure et demie ; enfin les films d’aujourd’hui sont composés de 1800 plans et durent environ une heure et demie. La différence provient directement du traitement du temps et du rythme que le cinéaste crée dans le film. Beaucoup considèrent que le rythme du film est imposé par le montage. Le rythme étant alors seulement la rapidité avec laquelle s’enchaînent les plans mis bout à bout. Eisenstein était de ceux-là, et c’est pour cette raison qu’on l’oppose si souvent à Tarkovski.

Pour Tarkovski, le rythme d’un film était tout à fait autre chose. C’était la rapidité avec laquelle le temps s’écoulait dans le plan. C’était le flux de temps, l’ « intensité du temps » contenue dans le plan. Le montage ne peut alors créer un rythme dans l’image. Il peut seulement tenter de restituer les liens logiques qui unissent tous les plans. Seuls la façon de filmer et le matériau initial, brut, qui précède le montage, peuvent donner un rythme à l’œuvre. Comme l’écrivait Tarkovski : « Le temps fixé dans le plan dicte au réalisateur le principe de son montage. Et les morceaux qu’on ne peut monter ensemble sont ceux où le caractère du temps est trop radicalement différent. ». « Le rythme d’un film ne réside donc pas dans la succession métrique de petits morceaux collés bout à bout, mais à la pression du temps qui s’écoule à l’intérieur même des plans. Ma conviction profonde est que l’élément fondateur du cinéma est le rythme, et non le montage comme on a tendance à le croire ».

Tarkovski a parfaitement mis en œuvre les principes qu’il a érigés : Ses plans sont souvent longs et on y voit peu d’« action » mais l’on y sent toujours une grande tension. On devine l’état psychologique des personnages. Peu de choses y sont explicites, tout y est suggéré. Dans ses films, tous les plans sont indispensables, car chargés d’un nouvel élément. Ils révèlent toujours une étape incontournable pour la compréhension des personnages et du film. Il est ici intéressant de noter que Tarkovski filmait parfois au ralenti. C’est le cas par exemple dans Le Miroir ou Solaris, pour accentuer encore le poids du temps qui s’écoule.

Section 2 : Le cadrage

Le cadrage chez Tarkovski reflète souvent l’état psychologique des personnages filmés. Il utilise assez rarement le travelling, sa caméra reste souvent sur place, elle pivote seulement sur elle-même pour nous dévoiler une facette de la réalité que nous n’avions pas vue. L’image doit renvoyer à quelque chose de supérieur, d’ « infini c’est-à-dire à la vie même ».Tarkovski utilise souvent deux types de cadrage : soit il filme de très près, soit au contraire ce sont des plans très larges. Tantôt il veut que l’on observe les moindres détails, tantôt il veut que l’on saisisse l’immensité du monde ; mais il veut toujours nous faire découvrir le monde qui nous entoure, que l’on prenne le temps de s’attarder pour prendre conscience de la beauté de la nature. Pour filmer ses personnages, Tarkovski utilise les mêmes procédés.

On les voit parfois petits au milieu d’un immense paysage, parfois au contraire leur visage ou même seulement une partie de celui-ci occupe toute l’image. Ils sont disposés de façon symétrique, ordonnée, ou complètement asymétrique. Ainsi dans Nostalghia, le plan qui suit celui où Domenico se donne la mort montre un escalier où des gens immobiles sont éparpillés, ils sont face à la caméra. Comme le conseille Tarkovski, il ne faut pas y chercher forcément une explication rationnelle, et Tarkovski recherche là plus un effet esthétique qu’un quelconque symbole ; mais le statisme de ces personnages et leur disposition qui font suite à l’agitation de Domenico, soulignent tous les efforts que fait Domenico pour faire réagir une société complètement engourdie. Ces plans ordonnés sont aussi très courants dans Stalker.

A l’inverse, dans Solaris, Tarkovski montre fréquemment les visages des personnages en très gros plan. L’image est la plupart du temps asymétrique : on aperçoit seulement un œil et un nez, une moitié de tête. Il retranscrit ainsi l’ambiance angoissante et oppressante qui règne sur la station orbitale. La longueur des plans renforce cet effet. Là encore il n’y a pas vraiment d’action à proprement parler, mais Tarkovski arrive à charger ses plans en intensité, et la tension psychologique des personnages est toujours très présente.

Section 3 : L’utilisation de la couleur

Longtemps Tarkovski a pensé que la couleur était inutile au film, voire nuisible. Ses deux premiers long-métrages, L’Enfance d’Ivan et Andrei Roublev, sont d’ailleurs en noir et blanc. Pour Tarkovski, l’important, comme nous l’avons mentionné à plusieurs reprises, était de rendre le plus précisément possible la réalité à travers le prisme de la vision de l’artiste. Pourtant, à ses yeux, l’utilisation de la couleur présentait des risques à deux niveaux. Tout d’abord, la couleur peut devenir la « dominante dramatique » d’un plan. Le cinéma perdrait alors son essence propre pour se rapprocher de la peinture. La couleur est, dans ce cas, souvent utilisée comme une convention supplémentaire qui ne fait qu’alourdir la charge émotionnelle du plan.

D’autre part, la couleur rend l’image presque artificielle, car l’artiste, en utilisant la couleur, se défait de son rôle d’organisateur. Il n’exprime plus ses propres choix et devient un simple exécutant. Pour étayer ses hypothèses, Tarkovski cite la photographie en noir et blanc souvent considérée plus expressive que celle en couleurs. Ainsi il écrit : « Aussi étrange que cela puisse paraître, et quoique le monde soit tout en couleurs, la reproduction en noir et blanc est plus proche de la vérité psychologique, naturaliste et poétique d’un art fondé avant tout sur les propriétés de la vue».La solution trouvée par Tarkovski pour pallier à ce problème dans les films qui ont suivi a été d’alterner des séquences en couleurs et des séquences en noir et blanc pour atténuer l’effet des premiers. Dans la majorité de ses films, Tarkovski insère certains passages en noir et blanc. Ceux-ci sont parfois courts et d’autres fois aussi longs que ceux en couleurs. Leur fonction, comme nous venons de l’expliquer, est principalement esthétique.

Dans certains films, Tarkovski utilise parfois aussi le contraste entre des couleurs chaudes et froides ou claires et foncées pour souligner certains éléments. Nous avons déjà traité le cas de Solaris où les couleurs vives de la nature, et qui correspondent au moment où Kelvin était encore sur la Terre, s’opposent aux teintes plutôt blanches et aseptisées du vaisseau spatial. Mais le cas de Stalker est encore plus frappant à ce niveau-là. Lorsque les héros se trouvent en dehors de la Zone, l’image a une teinte orangée, presque de la couleur de la rouille. Elle donne l’impression d’un monde froid, peu accueillant. Le brouillard ambiant renforce l’impression de mystère. Le contraste avec les couleurs utilisées pour filmer la Zone est très net. Tout y est clair, le brouillard a complètement disparu. Les couleurs de la nature se déploient sous les yeux du spectateur. La nature, malgré les dangers que contient la Zone, semble plus accueillante que la zone industrielle qui l’entoure. Elle est un espoir qui va redonner aux personnages foi en eux.

Section 4 : Musique et bruitage

La musique pour Tarkovski devait former un ensemble organique avec le matériau visuel. Elle ne devait pas servir, comme elle le fait très souvent, à amplifier, voire à créer l’émotion d’un plan. D’une part, Tarkovski voulait créer une sorte de refrain musical. Pareil à un refrain poétique, la musique devait rappeler au spectateur l’état émotionnel dans lequel il se trouvait lorsqu’il a entendu le refrain pour la première fois, et changer ainsi sa perception de cette musique en y intégrant toutes les émotions qu’il avait ressenties depuis la première fois où il avait entendu ce refrain. D’autre part, la musique devait être un moyen d’orienter le spectateur dans les émotions qu’il devait ressentir à la vue du matériau filmique. Tarkovski décrivait cette deuxième fonction ainsi : « Cela ne change pas le sens de l’objet, mais la présente avec une couleur complémentaire. » Seuls quelques compositeurs, surtout Bach, trouvaient grâce aux yeux de Tarkovski par leur capacité à plonger l’auditeur-spectateur dans une certaine atmosphère.

En réalité, Tarkovski a eu tendance à supprimer toute musique au fur et à mesure qu’il tournait de nouveaux films. La musique apparaît souvent comme rajoutée à l’image, et lui donne un coté artificiel. Il ne s’agit pas de mettre tous les sons qui existent dans la nature dans le même plan pour lui ajouter de la véracité. Il faut au contraire choisir ses sons, ne mettre dans le film que ceux qui servent l’idée générale, afin d’obtenir au final un lien organique entre l’image et le son. Seule la musique électronique par son coté brut, très naturel, peu travaillé, peut constituer un substitut aux sons naturels. Elle peut même paraître plus naturelle que la nature même lorsqu’elle illustre le rythme interne de la Terre. Le passage de Solaris au Miroir illustre bien cette évolution dans les idées de Tarkovski. Dans Solaris, Tarkovski utilise quelques passages musicaux. Il s’agit du Prélude choral en fa mineur de J. S. Bach.

A cela il ajoute les sons des turbines de la station spatiale. Ceux-ci donne une impression d’enfermement, d’oppression dans la station, tout en soulignant le côté organique de l’engin. Lui semble vivre, et Kelvin se promène dans ses boyaux. Dans Le Miroir, la musique a fait surtout place aux sons électroniques d’Artemiev, un compositeur qui a souvent travaillé avec Tarkovski. Tarkovski décrit sa tentative : « Nous voulions un son qui fut comme un écho lointain de la terre, proche de ses bruissements, de ses soupirs. Ses notes devaient à la fois exprimer une réalité conventionnelle et reproduire certains états d’âme précis, les sons de la vie intérieure d’un homme. » La musique devient alors plus qu’une simple illustration, elle constitue à part entière une composante du film, et sans elle l’atmosphère ne serait pas aussi bien perceptible.

Section 5 : Les arts au service du cinéma

Tarkovski pensait que le cinéma avait un fondement poétique. La poésie est un art qui allie le rythme, le phrasé, la sonorité des phrases à une expression littéraire. C’est toujours une tension vers l’infini. Pour Tarkovski, le cinéma devait avoir aussi ces caractéristiques. Le problème est que le cinéma est confronté à sa nature très réaliste. Le film montre un monde qui existe ou peut exister potentiellement. Il laisse comme nous l’avons déjà souligné beaucoup moins d’imagination au spectateur que les autres arts. Pour transcender le matériau visuel, Tarkovski a alors eu recours aux techniques que nous avons évoqué : jeu des couleurs, cadrage, ralentis, musique…Il voulait par ce biais amener plus facilement le spectateur dans l’état émotionnel qu’il désirait. Les autres arts ne s’ajoutaient pas seulement à l’image, mais constituaient une entité organique avec l’image.

Le spectateur n’est plus alors complètement assujetti à ce qu’il voit mais peut se laisser pénétrer par l’atmosphère que le réalisateur a tenté de faire passer. Il est ici intéressant de rappeler le rôle que joue la poésie à proprement parler dans les films du réalisateur russe. Dans Stalker, le personnage principal déclame les poèmes de Tioutchev et surtout de Arseni Tarkovski. Dans Nostalghia et plus particulièrement dans le Miroir, où c’est le père du poète qui lit ses propres poèmes, une voix off récite les poèmes d’Arseni Tarkovski. Tarkovski ajoute la poésie lorsque les personnages se trouvent dans une tension extrême. C’est le cas du Stalker qui lit ces poèmes lorsque les trois personnages arrivent au bout de leur voyage et hésitent à franchir la porte de la Chambre. Dans Le Miroir, Arseni Tarkovski lit ses poèmes alors qu’à l’écran le spectateur découvre les images d’une guerre sanglante. Les poèmes transcendent véritablement le matériau filmique. Les mots du poète donne un sens plus majestueux aux images, et ils rendent cette tension vers l’infini que le réalisateur recherche tant.

Section 6 : Les rêves

Il était tout à fait impossible de rattacher les rêves à l’une des parties que nous avons déjà traitées, tant les rêves tiennent une place à part dans l’œuvre du cinéaste. C’est presque une marque de reconnaissance de ses films. Bergman écrivait dans Laterna Magica, à propos de Tarkovski : « Il se déplace dans l’espace des rêves avec évidence […] J’ai frappé toute ma vie à la porte de ces lieux où lui se déplace avec tant d’évidence. […] Fellini, Kurosawa et Bunuel circulent dans les mêmes quartiers que Tarkovski. Antonioni était sur le bon chemin, mais il s’est perdu, étouffé par son propre ennui. Méliès s’est toujours trouvé là sans jamais y penser. Seulement, lui, c’était un magicien de métier. » Quasiment tous ses films comportent des séquences de rêves. Ce qui est particulièrement intéressant, c’est la façon dont Tarkovski les a filmées. Il voulait absolument éviter les clichés : flous et autre passage en noir et blanc, pour bien signifier au spectateur que ceci n’est pas la réalité, l’air de dire « attention, il rêve ». Tout cela était beaucoup trop évident et correspondait trop peu à la réalité.

Lorsque l’on rêve, on ne se dit jamais qu’on est en train de le faire. Le rêve pendant quelques instants devient simplement notre réalité. Il n’en existe pas d’autre, pendant que l’on rêve. Tarkovski s’est justement appliqué à filmer cette sensation. Ses rêves sont tournés exactement comme des séquences normales. Le personnage rêve et nous voyons simplement son rêve se dérouler sous nos yeux. Pourtant il est évident que c’est un rêve. Cette sensation est due à la différenciation de temps qui existe entre les séquences et dont on a déjà évoqué le principe. La force de Tarkovski était, comme l’explique Bergman, de le faire passer pour une évidence. On sent parfaitement quand le réalisateur nous montre un rêve ou la réalité, sans qu’il ait besoin d’utiliser aucun des élément conventionnels qui entament d’habitude les séquences des rêves. Tarkovski atteint son objectif : trouver un langage propre pour évoquer une réalité propre à tous, et toucher ainsi le spectateur.

Conclusion

Tarkovski a écrit dans Le Temps Scellé : « Celui qui trahit une seule fois ses principes perd la pureté de sa relation avec la vie. Tricher avec soi-même, c’est renoncer à tout, à son film, à sa vie ». Toute la vie du réalisateur a été à l’image de cette citation. Tarkovski n’a jamais fait de compromis ni avec le spectateur, ni avec lui- même, ni avec personne d’autre. Il étonne par sa rigueur et sa cohérence. En près de trente ans de carrière il a réussi à se créer un style propre, presque une métaphysique. Il a toujours cherché à fuir les clichés et à être honnête avec le spectateur et avec lui-même. Il a rejeté de toute sa force notre monde matérialiste qui a englouti l’homme et ce qu’il avait de plus humain, sa spiritualité. Le seul moyen de le sauver fût alors de se tourner vers les choses réelles : en premier lieu sa propre mémoire. Le seul moyen de ne pas tricher, de parler de vraies émotions, est de parler de choses que nous avons réellement vécues. Ayant exploré son monde intérieur, l’homme pouvait s’ouvrir sur le monde extérieur, la nature, et acquérir une nouvelle foi en Dieu et en lui-même. La forme de ses films prolongeait le message.

Tarkovski prônait le retour à des émotions vraies dans le cinéma. Le spectateur devait arrêter de tout analyser pour redécouvrir le plaisir de l’émotion immédiate, il devait réapprendre à ressentir la beauté dans ce qu’elle a d’essentiel et de primitif. Seule cette voie serait salvatrice pour un homme moderne qui a perdu depuis longtemps sa spiritualité. Les films de Tarkovski sont entiers. Les spectateurs sont soit sensibles au discours de Tarkovski et dans ce cas ils le considèrent comme un génie, soit ils ne le sont pas et ils le détestent. Mais dans les deux cas le cinéaste a réussi ce qu’il voulait faire : créer un style propre afin d’exprimer dans le langage cinématographique son monde intérieur. Bien sûr il n’a pas changé le cours de l’histoire, et le glissement du monde vers le matérialisme s’est encore accentué depuis sa mort, mais comme il l’explique lui-même, certains spectateurs ont rallié ses idées et assurent désormais la pérennité de sa réflexion. Son cri d’urgence n’a pas été vain.

Bibliographie

 

  • Antoine de Baecque, Andrei Tarkovski, Cahiers du Cinéma, collection « Auteurs », 1989
  • Andrei Tarkovski, Le Temps Scellé, Petite Bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1989
  • Marc Zak, Andrei Tarkovski, Tvortchesky Portret, 1988

Articles et entretiens

 

  • Pourquoi le passé rencontre l’avenir ?, interview mené par O. Evguenieva, Revue Kino
  • Jean-Paul Sartre, A propos de l’enfance d’Ivan, Unita, 1963
  • Andrei Tarkovski, Lettre au Président du Goskino et Lettre au directeur de la maison d’édition « Iscoustvo », la petite bibliothèque des Cahiers du Cinéma, 1989
  • Laurence Cossé, entretien avec Andrei Tarkovski, France-Culture, les « Mardis Cinéma », 1986

 


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