Un mois après la sortie de Millie chez Eléphant Films, c’est au tour de Carlotta de rééditer une œuvre quelque peu oubliée de George Roy Hill. Adapté du roman de Kurt Vonnegut Jr , Abattoir 5, sorti en 1972, nous plonge dans l’univers mental de Billy Pilgrim (Michael Sacks), vétéran de l’armée américaine qui, possédant le don de voyager dans le temps, ne cesse de se réfugier dans ses souvenirs. Thème classique de la science-fiction, le voyage temporel se trouve ici dénué d’une quelconque pseudo explication scientifique ainsi que de tout merveilleux, sans pour autant n’être qu’un artificiel ressort scénaristique. De ces allers-retours entre le présent et le passé, entre notre terre et la planète fictive de Tralfamadore, émerge une réflexion sur le rapport entre la mémoire et le temps : « La vie n’est qu’une collection de moments », comprend notre héros. Pour vivre heureux, il suffirait de pouvoir conserver que les meilleurs passages Mais face aux malheurs qui nous frappent, intimes ou universels – la guerre – notre mémoire ne saurait faire un tel tri.
Ce n’est pas non plus la vocation du cinéma, qui ne doit pas s’absoudre de refléter les réalités les plus violentes sous prétexte d’être avant tout un merveilleux spectacle. D’où le désir jamais démenti de Hill d’inscrire son cinéma dans l’essence même des genres hollywoodiens. Un savant mélange d’émotions et de spectaculaire, de drame familial et de film de guerre antimilitariste, se déploient dans une douceur trompeuse. À l’instar de la délicate photographie de Miroslav Ondříček et des douces partitions de Bach et de Glenn Gould, sous la candeur permanente de Billy se cache une sèche lucidité, et dernière la violence de ses ennemis et de certains de ses compagnons, une volonté de croire que leur idéologie peut encore faire sens. Tout aussi douces sont les transitions entre les univers et les époques, fruits d’une grande fluidité dans la mise en scène, même si certains raccords par analogie, comme celui qui renvoie dos à dos le mariage et l’armée comme vecteur d’aliénation, peuvent parfois manquer de finesse. Abattoir 5 s’impose comme une magnifique déclaration d’amour à la vie doublée d’une douce acceptation de la mort, conjuguant ainsi, sans fausse note, l’épique et l’intime, l’espoir et la résignation. Hill retrouvera cette même alchimie poignante dans Le Monde selon Garp, qui contera également le destin d’un anti-héros candide, aussi impuissant face à son propre destin qu’à celui de son pays. En ce sens, les deux personnages de Hill peuvent allégrement se prévaloir d’avoir inspiré le Forrest Gump (1994) de Robert Zemeckis.
Tourné alors que l’engagement américain au Vietnam est fortement remis en cause par une partie de l’opinion publique du pays, Abattoir 5 interroge d’une façon beaucoup plus large les sacro-saintes valeurs de la plus grande puissance du monde, sa croisade sans limite contre la double menace du nazisme et du communisme : « Que représentent les 35 000 morts du bombardement post-accord de Yalta de la ville de Dresde par rapport à l’ensemble des morts occasionnés par l’ennemi », déclare un officier américain. L’hypocrisie conjugale dénoncée par le diptyque sex-symbol de celluloïd et femme au foyer sans relief. La réussite financière comme seule ligne de mire d’une existence bien rangée. Il ne reste donc pas grand à chose à sauver sur notre petite planète terre. Seule solution possible, relancer l’humanité sur Tralfamadore, l’occasion pour Billy de pouvoir « copuler » avec l’Ève de ses phantasmes, une star totalement désinhibée incarnée par l’iconoclaste Valerie Perrine. La situation est grave mais jamais désespérée sous le regard aiguisé et amusé du grand George Roy-Hill.